vendredi 30 décembre 2016

Actualité, mauvaises pensées II


La CIA a tenté d’assassiner Fidel Castro 638 fois. Des amateurs.

Fumer tue, mais fumer le cigare conserve : Churchill, Castro.

Voici des films engagés qui ne laissent pas indifférents : La loi du marché, Merci patron, Moi Daniel Blake. On en sort émus aux larmes, révoltés, et on se dit : « Ça ne peut plus durer comme ça, c’est insupportable. » Et le lendemain, après une bonne nuit, s’il arrive qu’on y repense : « Oui, mais qu’est-ce que je peux faire, à mon niveau ? » On continuera à supporter, jusqu’au prochain Ken Loach. Mais il se fait vieux.

lundi 26 décembre 2016

Actualité, mauvaises pensées


Les boîtes noires diront peut-être si la Chœur de l’Armée rouge a chanté jusqu’au dernier moment, comme l’orchestre du Titanic.

Le médecin de Michel Polnareff a vu ses fesses (comme nous, en 1972), et aussi ses yeux sans lunettes (mais nous, toujours pas).

Le missile appelle un antimissile, l’antimissile un bouclier antimissile, et le bouclier antimissile un supermissile capable de le perforer. Les alpinistes n’ont pas encore atteint le sommet de leur escalade.

Triste ETA(T) : rien ne ressemble plus à un terroriste lourdement armé qu’un militant pacifiste venu détruire son arsenal : tous les deux sont trouvés en possession d’armes.

mardi 20 décembre 2016

Christine Lagarde


En décrivant les cheveux de Christine Lagarde, Balzac aurait pu refaire le portrait du père Grandet : ils sont argentés.

Quand il a lu le jugement de la Cour d’Injustice de la République concernant la Présidente du FMI, son prédécesseur DSK a protesté que lui aussi pouvait se prévaloir d’une « réputation nationale et internationale » pour éviter la condamnation.

Christine Lagarde, c’est bien elle qui a inventé l’expression de « croissance négative » et qui a émis l’idée d’organiser des soldes toute l’année pour juguler la crise économique ? Tout s’explique.

lundi 12 décembre 2016

Automne


La troisième saison inspire, plus que le printemps (trop précoce), plus que l’été (trop violent), et plus que l’hiver (quatrième âge).

Automne / monotone : rime pour l’oreille et pour le sens.

Quand on est jeune, on se récite du Chateaubriand (« au sourd mugissement de l’automne »), du Baudelaire (« C’était hier l’été, voici l’automne »), du Verlaine (« Les sanglots longs »), de l’Apollinaire (« Mon automne éternel, ô ma saison mentale »). Et puis, il arrive un âge où l’on prend garde de ne pas glisser sur les feuilles mortes.

« Les feuilles mortes se ramassent à la pelle. » Mon voisin objecte qu’on ne ramasse pas les feuilles mortes avec une pelle, mais avec un râteau ou un souffleur-aspirateur. Prosaïquement, il n’a pas tort, mais comme il débite des sottises à la pelle, je me dis qu’au figuré, il n’a peut-être pas raison.

L’exposition « Spectaculaire Second Empire », au Musée d’Orsay, se termine par un tableau de James Tissot intitulé L’impératrice Eugénie et le prince impérial dans le parc de Camden Place. La fête impériale est terminée, l’Empereur est mort, la veuve et son fils posent, en exil, dans un parc saturé d’automne, où tout est couleur de rouille, les feuilles restées sur les branches, les feuilles au sol, et même ce tapis de salon, couleur rouille aussi, absurdement déroulé sur le tapis de feuilles pour protéger les pieds impériaux, le tout baigné dans la mélancolie douce d’une fin d’époque.

mardi 6 décembre 2016

Ceci n’est pas de la peinture


Ce n’est pas parce qu’il est Belge que Magritte peut se croire autorisé à mettre en doute la vertu des pipes.

Rien de moins imaginatif qu’une toile imaginaire de Magritte. Il a trouvé un procédé, et il l’applique mécaniquement. Il a voulu être intelligent et ça se voit un peu trop. On sent le peintre pompier qui lèche sa toile, sans sortir de chez lui.

Sur le dépliant de l’exposition (Magritte, la trahison des images, Beaubourg, 2016-2017), il est fait l’éloge du peintre qui n’a cessé de « digresser picturalement ». On aurait préféré qu’il se consacrât à dégraisser picturalement.

vendredi 2 décembre 2016

Moi, non président


En annonçant son suicide politique en direct, le Président s’offre le plaisir rare d’entendre de son vivant toutes les paroles hypocrites qu’on réserve en général pour les oraisons funèbres. Mais comme il n’est pas encore tout à fait mort, les ennemis continuent à tirer sur l’ambulance.

Pendant cinq mois, le Président va continuer à régner, à titre posthume.

« D’une voix blanche », disent les commentateurs. C’était plutôt la chemise.

On ne peut tout à fait exclure un scénario-surprise : de décembre à mai, François Hollande, libéré des contraintes, va montrer de quoi il aurait été capable s’il avait été un vrai Président de gauche. Du coup, le moral des ménages remonte, l’économie repart à la hausse, le chômage à la baisse, et la cote de popularité atteint des sommets. Cédant à la pression du peuple, le Président peut-il faire autrement que revenir sur sa décision ?

samedi 26 novembre 2016

Le flou et le loup


Que faire du poster de la vieille bicyclette tenue par une toute jeune fille en robe virginale et en chapeau à rubans, posant mélancoliquement devant une meule de foin ?

Peut-être bien que les messieurs d’un certain âge qui regardaient ces photos ont rêvé de viol, en admirant le photographe d’être aussi chaste.

Si c’était flou, c’est qu’il y avait un loup.

jeudi 10 novembre 2016

US et coutumes


Trump : prononcé à la française, on entend trempe (il va en prendre une), trompe, trompé, trompette. Mais en anglais, le mot signifie atout. Ce qui change la mise, et modifie la donne.

Les journalistes et les sondeurs qui n’ont rien vu venir sont les mêmes qui aujourd’hui expliquent pourquoi ils n’ont rien vu venir. Ils ont sous-estimé la colère.

La colère est un mot rassurant. Elle s’apaise aussi vite qu’elle éclate. Ce sont les enfants qui piquent des colères, ça passe. Les colériques sont risibles, par perte momentanée de contrôle. Le mot infantilisant cache la chose : le désespoir, la violence des abandonnés, la radicalité de ceux qui, vivant dans le chaos, accélèrent le mouvement de destruction.

On regarderait presque avec sympathie, ou empathie comme on dit aujourd’hui, les opposants au système, à la corruption des élus et à la cooptation des élites, à la mondialisation, au libéralisme ultra, mais pourquoi faut-il que ces bonnes gens soient dans le même temps racistes, xénophobes, sexistes, homophobes, nationalistes, etc. ?

Il paraît que les petits blancs craignent le sort du sucre : la dissolution dans le café noir. La solution serait d’utiliser du sucre de canne, mais il est encore produit par une majorité de Noirs.

Maçons du monde entier, réjouissez-vous : un mur entre l’Atlantique et le Pacifique, c’est le plus grand chantier depuis le mur de l’Atlantique, créateur d’emplois. Même les maçons mexicains pourront se présenter au bureau d’embauche, pourvu qu’ils restent du bon côté pour construire le mur.

vendredi 4 novembre 2016

Pompéi


Le 24 août 69 après J.-C., au matin, il s’est trouvé un Pompéien oisif pour bâiller en se demandant comment il pourrait tuer cette putain de journée.

Lors de la prochaine éruption du Vésuve (certaine à 80% au cours du XXIe siècle, dit le guide), il y a de fortes probabilités que des touristes seront en train de visiter les ruines de Pompéi.

Cave canem : à l’entrée de la maison du poète tragique, la mosaïque du chien ne mord plus.

Dans une vitrine, un pain carbonisé. Pourtant, le boulanger surveillait la cuisson.

Un enfant a cherché refuge au creux du ventre de sa mère, elle-même en position fœtale.

lundi 24 octobre 2016

Politique, mauvaises pensées


Ce ne sont pas les terroristes qui ont inventé le téléphone qui explose, mais un grand groupe industriel.

Un homme politique en campagne termine sa présentation en parlant de ses cicatrices. C’est inattendu, et pas mal pensé : on sent le vieux soldat aguerri, l’homme d’expérience, les blessures guéries, le souvenir des souffrances passées qui ne laissent pas de ressentiment. Les plaies eussent provoqué du dégoût et de la pitié. Les cicatrices suscitent l’admiration et le respect.

Un policier manifestant et un journaliste :
— Maintenant, il faut que la peur change de camp.
— Alors, vous avez peur ?
— Non ! Enfin, oui.

Lobbies : comment sont-ils encore autorisés ? Au Parlement européen : 3.000 lobbies, 20.000 lobbyistes pour 15.000 fonctionnaires.

Pas un journaliste bien informé, pas un lexicographe pour expliquer, après la déclaration de Jean-Frédéric Poisson, que « sioniste », dans l’expression « lobby sioniste », a un sens politique, idéologique et religieux, et non racial.

dimanche 23 octobre 2016

Contradictions politiques


Un bon flic. « J’ai embrassé un flic », celui qui, dans la chanson, rime avec sympathique et pacifique, le flic tombé le jour de Charlie, le flic qui protège. Mais c’est le même qu’on a envoyé dans les défilés contre la loi travail. Alors, forcément, flic s’est remis à rimer avec trique, et le bon flic des slogans n’est pas un flic vivant. Foutue loi travail, qui a fatigué la police en la séparant du peuple.

Se désoler de la dépolitisation de ceux qui ne vont plus voter, et tourner en dérision Nuit debout.

Souhaiter la disparition des syndicats (ne représentent plus rien, bloquent les réformes, rendent la France ingouvernable, prennent les Français en otage, etc.), et les convoquer dès qu’ils sont débordés par leur base, dans les conflits durs, en se plaignant qu’ils ne contrôlent plus les travailleurs.

samedi 22 octobre 2016

Plus léger


Dernier message envoyé par la sonde Rosetta, vingt secondes avant de s’écraser sur la comète Tchouri : à quoi ça sert de m’avoir envoyé dans le cosmos, si c’est pour m’y suicider ?

Il commençait toutes ses phrases par C’est vrai que, et il les terminait par voilà, voilà. Mais , on ne voyait rien. Quant à savoir si c’était vrai...

Le vieux disait que le soleil éclairait moins, à mesure que sa vue baissait.

mercredi 5 octobre 2016

Politique, façons de dire, manières de penser


Slogan à la mode : faire France, faire société. La banalité du verbe d’action, la suppression de l’article, le télescopage du verbe et du nom donnent l’illusion de l’agrégat immédiat, du collectif consensuel. Mais ce slogan a l’inconvénient de faire slogan.

La langue politique connaît de grandes turbulences sémantiques, surtout en période électorale. La confusion ne résulte pas seulement des mots qu’on peut retourner en sens contraire : progrès, libéralisme, réforme, etc. Elle tient aussi à la manipulation de quelques procédés rhétoriques par oubli du contexte :
— confondre le virtuel et le factuel. Juppé parle d’« identité heureuse » comme d’un idéal à construire. Son adversaire feint de croire qu’il décrit un état présent, et lui oppose l’« identité malheureuse » de nos concitoyens.
— prendre le sens propre pour le figuré, et inversement. Sarkozy exige que les étrangers assimilés récitent leur histoire en commençant par « nos ancêtres les Gaulois ». On ose espérer qu’il entend cette profession de foi au sens dérivé d’une communion dans les valeurs de la République française, c’est-à-dire gauloise comme un coq. Mais il a martelé cette formule avec une telle assurance sans distance qu’on s’est demandé s’il ne la prenait pas lui-même au sens littéral.
— glisser d’une connotation à une autre. Bruno Le Maire aurait utilisé l’expression « nos femmes ». Le déterminant est sans doute maladroit, avec ce pluriel et cette marque de possession, mais au lieu de crier au paternalisme sexiste, il aurait été plus subtil de faire la distinction entre le « nos » de propriété et le « nos » affectif, celui qu’on entend dans La Marseillaise, par exemple.

dimanche 2 octobre 2016

Politique


Politique fiction. À la tête de l’État, on a raté de grands hommes, qui sont souvent des femmes, en particulier Simone Veil. Ou Martine Aubry, dont un humoriste a pu dire qu’elle avait tout de son père, les couilles en plus. On rêve de journalistes conditionnels qui écriraient une histoire contre-factuelle de la France : Rocard au lieu de Mitterrand, Veil au lieu de Chirac, Royal au lieu de Sarkozy, Aubry au lieu de Hollande, etc.

Déclaration de Warren Buffet, le 25 mai 2005 : il existe « bel et bien une guerre des classes mais c’est ma classe, la classe des riches qui fait la guerre et c’est nous qui gagnons ». Triple affirmation décisive : que la guerre des classes existe alors que les possédants la nient ; que la guerre est menée par les riches alors qu’on la croyait déclarée par les prolétaires contre les exploiteurs ; que les riches gagnent et que le Grand Soir leur appartient, ainsi que les lendemains qui chantent. De quoi désespérer Billancourt, s’il y avait encore un Billancourt.

Plus le candidat apparaissait corrompu, menteur, cynique, et plus le peuple l’applaudissait, le trouvant très fort, plébiscitant son pouvoir de résister à la pression des affaires en défiant la justice, la presse, l’opinion.

La seule bonne nouvelle du matin vient du commerce mondial : les ventes d’armes et d’avions de combat sont à la hausse. Même les pays réputés mauvais réussissent à placer leurs modèles. Les ministres, les patrons, les actionnaires, les ouvriers ont signé une déclaration commune dans laquelle ils se félicitent de la tournure des événements : l’usine était menacée par une restructuration déstructurante.

Pendant son règne, le grand homme faisait et défaisait les élections ; dans son grand âge, il continuait à dire pour qui voter. Le voilà mort, et rien n’a changé : il départage les héritiers.

dimanche 25 septembre 2016

Traces



Liquidation en trois temps : 1) tu dois disparaître (début des soldes), 2) tu vas disparaître (derniers jours), 3) tu as disparu (magasin vide). Et un quatrième temps, quand le bandeau lui-même aura disparu. Je repasserai pour voir.



« Indignez-vous. » Stéphane Hessel disait déjà qu’il n’était pas nécessaire de savoir pourquoi, l’indignation se suffisant à elle-même. La pluie lui a donné raison. Couleur de crépi décrépi, l’affiche rentre dans le mur en poussant son dernier cri.




Tableau urbain avec enfant au casque et à la bicyclette. On ignore quelle est son origine.




Soldes de saison, avec décor de feuilles mortes. Modèle romain, style antique, garant d’immortalité.




Saint Pierre, saint Paul, saint Jacques ? Un homme à longue barbe, au visage buriné. Ni le vandalisme de la Révolution, ni les massues des djihadistes, mais l’outrage du temps.

vendredi 16 septembre 2016

Politique, quoique

Dans son discours sur l’« Identité(s) française, entre fierté et désamour », prononcé le mardi 24 mai 2016, Nicolas Sarkozy déplorait la mise au rebut des classiques : « Corneille a dû laisser la place à des animateurs culturels, Stendhal à des ateliers “citoyens” ». On ne sait toujours pas ce qu’est devenu La Princesse de Clèves.

Le père de François Hollande fut militant d’extrême droite. En devenant socialiste, le fils a tué le père. Maintenant qu’il a tué la gauche, le père (ou sa fille) va pouvoir ressusciter.

Contradiction de l’idéologie libérale. Ceux qui demandent l’ordre s’emploient à défaire toutes les réglementations qui pourraient le garantir.

Les chefs d’État nouveaux s’affichent avec des chanteuses, des actrices, des mannequins. Autrefois, ils se contentaient d’en faire leurs maîtresses. Désormais, ils officialisent la politique-spectacle.

Comme les Américains, les Français auront le choix entre des candidats qu’ils n’aiment pas, même quand ils sont de leur camp. Ils plébiscitent les bêtes politiques, les teigneux, les revenants, les insubmersibles. Plusieurs ont une sérieuse chance.

Avant qu’on me pose la question, je tiens à porter solennellement à votre connaissance que je ne suis pas candidat à la présidence de la République, ni même aux primaires.

mardi 6 septembre 2016

On n’en parlera plus


Le suraccident est un risque bien connu des secouristes : un accident de voiture attire les regards des automobilistes voyeurs, qui s’encastrent à la file ; ce piéton dévoué qui porte assistance à un cycliste tombé est fauché par une voiture. Dans la même surenchère, les terroristes ont inventé le surattentat : mettre une bombe au milieu d’un rassemblement de protestation ou dans le cortège d’un enterrement, après un premier attentat. Ainsi prive-t-on les hommes de ce qui fait l’humanité : le rite funéraire. D’enterrement dévasté par un kamikaze en enterrement fauché par une voiture piégée, on n’en finira pas d’ajouter les morts aux morts. Ils ont trouvé le principe de l’attentat perpétuel.

Il paraît que Bachar el-Assad et Ayman Al-Zawahiri, le chef d’Al-Qaida, ont en commun leur ancienne profession d’ophtalmologue. À partir d’un certain moment, ils ont pensé que ça ne servait plus à rien d’aider leurs patients à y voir clair.

Sous le regard déshabillant de certains hommes, on comprend que des femmes, musulmanes ou non, aient envie d’aller se rhabiller et de se cacher la tête sous un voile, ou une voilette en dentelles, à l’ancienne, voire un simple sac à pommes de terre.

Depuis les attentats commis par des musulmans radicalisés, tous Arabes, les Blancs regardent les Noirs avec une certaine bienveillance.

mercredi 31 août 2016

Commerces


Esthétique du boucher : Un beau steak est un gros steak. S’il n’est pas beau, le steak est moyen, ou petit. Et comment répondre non quand le boucher demande : Un steak, un beau ?

Quand on lui demande un deuxième steak équivalent au premier, le boucher traduit : Même punition. Mais avec le sourire. On devine que la sentence ne sera pas trop sévère. C’est l’addition qui risque d’être lourde, comme les réparations du préjudice après le jugement.

Devant moi, un client demande trois tomates crescendo. L’épicier a l’air de savoir ce qu’il veut dire, et il met trois tomates dans le sachet. Puis trois pêches crescendo. A-t-on affaire à un musicien maniaque ? Ou bien au père des trois ours, un grand, un moyen, un petit ? Et enfin trois abricots également crescendo, et il ajoute, en se parlant à lui-même : un pour aujourd’hui, l’autre pour demain et le troisième pour après-demain. Et cerise sur le gâteau : il voudrait, s’il vous plaît, 27 cerises, sans préciser s’il les souhaite crescendo, sur le mois.

Glissement de vocabulaire : Sur la carte des restaurants, « café gourmand » a été remplacé par « café douceur ». Chez le fleuriste, « rose éternelle » ou « rose immortelle » par « rose stabilisée ». Époque qui se sait mortelle, et qui s’en console en se faisant du bien.

En semaine, le commerçant salue le client partant d’un « Bonne journée » ; le samedi : « Bon week-end », et le dimanche : « Bon dimanche ». Et on recommence. 

vendredi 26 août 2016

Ah ! que la Vie est quotidienne...


Un pauvre trouve toujours un plus pauvre que lui pour se consoler et un riche un plus riche pour le jalouser. Ce qui suffirait à démontrer que le riche est plus malheureux que le pauvre.

Malgré plusieurs décennies de structuralisme, nous avons encore du mal à penser la relation. L’esprit reste essentialiste ou substantialiste, accordant toujours plus d’importance aux éléments séparés qu’aux rapports entre eux. Flaubert a écrit un jour une belle phrase à son « disciple » Maupassant, qui se plaignait de son sort : « Avez-vous jamais cru à l'existence des choses ? Est-ce que tout n'est pas une illusion ? Il n'y a de vrai que les “rapports” ». En 42 années, 11 mois et 18 jours de service dans l’enseignement, j’ai subi d’innombrables réformes et entendu autant de discours inspirés sur l’École, dont l’une des questions principales consistait à savoir ce qu’on allait placer au « centre du système pédagogique » : l’élève au centre, l’enseignant au centre, la connaissance au centre, les parents d’élève au centre. Mais personne pour dire que le « système » ne tiendrait que par les liens qui réunissaient tous les éléments.

On devrait généraliser à la planète ce qu’on lit dans certaines toilettes : « Prière de laisser ces lieux aussi propres que vous les avez trouvés » (variante : « aussi propre que vous souhaiteriez les trouver »). Et condamner les inciviles qui laissent derrière eux une canette de bière à une peine de substitution consistant à filtrer l’Atlantique avec une épuisette à déchets. Me revient le souvenir de cette automobiliste à l’arrêt ouvrant sa portière de voiture et vidant dans le caniveau les mégots du cendrier : « Eh, madame, y a une poubelle à trois mètres. — Ben, je paye des impôts pour les balayeurs. »

Même avec du coaching mental et après si longtemps, il est difficile d’engouffrer sa voiture sous un tunnel sans avoir une pensée pour Lady Di, ou de monter dans sa baignoire en évitant de fredonner une chanson de Claude François.

vendredi 19 août 2016

JO de Rio


Parfois, le silence est d’or :
— « L’argent, c’est mieux que le bronze » (Mélina Robert-Michon, lancer du disque)
— « Il faudra sauter haut » (Renaud Lavillenie, saut à la perche)
— « Je sais qu’il faut que je coure vite » (Christophe Lemaître, 200 mètres)
— « Il y a de l’argent qui vaut de l’or » (présentatrice télé, 19 août 2016)

On attend d’un champion de haut niveau qu’il prenne de la hauteur, au lieu de répondre à la bassesse par la bassesse.

Quand on voit la France pointer à la 7e place après les États-Unis, la Chine et la Russie, on se dit qu’il est urgent de faire l’Europe olympique pour additionner les médailles.

lundi 15 août 2016

Questions qui se posent


Jean — Savoir nager, ça sert surtout quand on tombe à l’eau. Le plus souvent, on tombe tout habillés. Alors, pourquoi est-ce qu’on apprend à nager en maillot de bain ?

Après avoir donné son sang, le généreux donateur reçoit un sandwich. Quelle gâterie a-t-on prévu après un don de sperme ?

Une grosse dame arbore un T-shirt sur lequel on lit, en très grosses lettres : I am a fat lady. Pendant qu’on est occupé à lire les mots, combien de kilos enlève-t-on à la chose ?

vendredi 12 août 2016

Jacqueline Sauvage


Le Tribunal d’application des peines (TAP) justifie le rejet de la demande de libération conditionnelle de Mme Sauvage par quatre arguments qui paraissent assez faibles : réflexion « très limitée », proximité du lieu des faits, médiatisation, notion d’interdit pas vraiment intégrée.

Nous nous permettons de suggérer au TAP d’autres motivations de sa décision :

1) Mme Sauvage n’a enduré que 47 années de violences conjugales. Elle aurait pu patienter encore trois ans pour atteindre un chiffre rond.

2) Mme Sauvage aurait dû attendre d’être tuée par son mari violent avant de se faire justice, en retournant l’arme contre lui.

3) Mme Sauvage est âgée de 69 ans. Si elle sort de prison maintenant, elle pourra se remarier et retuer un mari violent au bout de 47 nouvelles années de vie conjugale. Ce qui prouve sa dangerosité.

4) Mme Sauvage s’appelle Sauvage, ce qui n’est pas une garantie de réinsertion. Son mari s’appelait Marot, nom d’un gentil poète, assez clément.

mercredi 10 août 2016

JO de Rio


Après qu’un nageur blanc eut accusé un nageur jaune de « pisser violet », l’eau du bassin « a mystérieusement tourné au vert ». Le CIO enquête.

Aux derniers jeux olympiques, la France avait des possibilités de médailles. Aux JO de Rio, elle a des « potentialités de médaillables » (France-Inter, 5 août 2016), ce qui semble plus prometteur.

Les candidats aux jeux paralympiques se dopent aussi : en quoi les handicapés prouvent qu’ils sont des athlètes comme les autres.

« C’est compliqué » : à l’entrée « Médialecte » de son Apostille, Gérard Genette relevait cette litote utilisée pour désigner une situation difficile (Seuil, 2012, p. 196). En 2016, un pas a été franchi : « c’est compliqué » n’est plus une litote mais un euphémisme : « elle est à terre, elle est battue, c’est compliqué ». On est passé d’une situation difficile à une situation désespérée : c’est foutu.

Dans la Rome antique, le peuple manifestait sa reconnaissance quand l’Empereur lui donnait du pain et des jeux. Dans le Brésil en fête, les Cariocas demandent du pain et du pain.

lundi 8 août 2016

Médias


Les médias aiment programmer des émissions sur les médias. Cette mise en abyme Vache-qui-rit arrête son vertige à la complaisance du reflet flatteur dans le miroir.

Si vous êtes pris en otage, mieux vaut pour vous être journaliste : on parlera de vous dans les médias, tous les jours, jusqu’à votre libération.

Depuis que les problèmes sont devenus des problématiques, c’est-à-dire depuis qu’on a renoncé à trouver de vraies solutions à de vrais problèmes, et depuis que les questions ont cédé la place à des questionnements, les journalistes (mais pas seulement) ont oublié la syntaxe correcte des questions. Au style direct : « Est-ce que la France a-t-elle de bonnes chances de médailles ? » Au style indirect : « On peut se demander comment les Américains vont-ils s’y prendre ? » (entendu à la radio). Un seul élément interrogatif ne suffit plus, quand on a perdu le sens de ce qui fait problème ou question. Ou encore : la problématique ou le questionnement demande qu’on en rajoute.

Par ces temps difficiles, on aimerait bien qu’un média invente le journalisme de la veille : au lieu de courir après les catastrophes et d’arriver trop tard, les journalistes les annonceraient 24 heures à l’avance, et pourraient ainsi diminuer sensiblement le nombre de victimes.

jeudi 28 juillet 2016

Saint-Étienne-du-Rouvray


Que la chose se passe dans un lieu proche ajoute à l’impensable. Ça pouvait arriver à Notre-Dame de Paris, mais pas à côté de chez moi.

Profil psychologique du tueur : les détraqués trouvent dans les discours de haine collective une forme de raison à leur folie. Mais ces fous d’Allah ne sont pas tous fous, ce qui est encore plus inquiétant.

Barbarie : elle gagne (s’étend et triomphe) en nous quand nous nous surprenons à être satisfaits que les égorgeurs aient été abattus par la police, au lieu d’être capturés vivants et de coûter cher à la société en justice et prison. Mais on se ravise en apprenant qu’ils avaient choisi cette mort en se précipitant sur la police avec leur couteau, selon les recommandations  de leurs inspirateurs, pour être reconnus comme martyrs.

Ils égorgent à l’arme blanche au lieu de tuer par balle pour faire comprendre aux victimes qu’elles ne valent pas plus que du bétail. Il nous arrive de nous conduire comme des veaux (« les Français sont des veaux »), des moutons (de Panurge), des cochons. Mais ce n’est pas aux bourreaux d’en décider.

Sur un panneau du Patrimoine, devant une petite église de campagne : « Mayrinhac-le-Francal était alors une cité importante. Dévastée durant les conflits de la Guerre de Cent Ans, repeuplée au XVe siècle, elle subit, comme toute la région, les massacres et les destructions des Guerres de Religions. » Au XXIIe siècle, on pourra lire les mêmes lignes concernant la France : les Guerres de Religions, commencées en 2001, ont duré Cent Ans.

Qu’un vieux prêtre de 86 ans fragile comme un oiseau soit égorgé dans la petite église d’une banlieue ouvrière où il disait la messe matinale pour trois paroissiens inciterait les laïques à se convertir à la religion catholique, vite.

Depardon, Les Habitants


Raymond Depardon filme en photographe. Il cadre la caravane à l’arrêt, bien calée sur ses béquilles, au milieu de l’image. Ça bouge un peu autour, ça bouge derrière la grande vitre rectangulaire qui ouvre sur le mouvement de la ville, comme un décor mobile,en arrière-fond des deux personnes assises de part et d’autre de la table de la caravane. Plan fixe de la caméra. Quelque chose arrive uniquement par le discours.

Entre les séquences de conversation, la caravane roule, filmée par une voiture suiveuse : elle traverse la campagne, des petits villages, comme des transitions, à la fois coupures et liaisons entre deux scènes. Le ruban de la route assure la continuité et la différence entre les accents du Nord au Sud, les types humains.

Dans les paroles, dominent le vide, la solitude, l’abandon, le sentiment de l’inutilité. Mais tous veulent exister. Ils ont encore « la force de vouloir », comme dit le poète.

C’est ça, la France ? Depardon ne prétend pas donner une image fidèle, avec un « panel » de citoyens représentatifs, comme dans les sondages. Plutôt qu’un sondage, c’est une série de coups de sondes dans le quotidien.

Le choix de deux personnes au lieu d’une place au centre la relation (homme / femme, parent / enfant, copains et copines). Ce n’est pas un film-confession, mais un film-conversation, avec une intimité forte, mais telle qu’elle peut se dire à un proche. La parole est interne au dispositif du film. Celui qui filme est absenté, et le spectateur, par la largeur du cadre, est aussi peu que possible un voyeur : il ne regarde pas par le trou de la serrure. Il est comme au théâtre : le quatrième côté de la caravane a été enlevé.

lundi 18 juillet 2016

Paris - Nice


Travail de deuil, cellule psychologique, résilience, secouristes socio-psy : derrière ce discours compassionnel, on entend la précipitation d’une société soucieuse de remettre les victimes en état de marche pour qu’ils retournent au plus vite à l’industrie touristique : la saison ne fait que commencer.

Cette fois, pas de terroriste lourdement armé (les 15 tonnes du camion font office), mais un terrible attentat minutieusement préparé et toujours d’innocentes victimes. Faute de pouvoir apaiser les inquiétudes par des faits, on rassure par les mots attendus.

Les humoristes, les ironistes, les blogueurs blagueurs calent devant l’horreur : impossible de prendre de la distance. Est-ce que nous deviendrions graves ?

Au nombre des victimes virtuelles qui ne s’en remettront pas, il faut compter ceux qui auraient dû se trouver là et qui, au dernier moment, ont décidé de ne pas y aller.

Le discours sur les attentats évités ne peut convaincre que les non-victimes.

Parmi les victimes collatérales des attentats, les journalistes : le direct à flux tendu, tournant en boucle, met à nu leurs pauvres rouages médiatiques. La couverture médiatique laisse voir ses trous. Un tel parle du « chauffard » qui a foncé dans la foule ; une présentatrice météo tranche d’un « enfin une bonne nouvelle : il va faire beau » ; le directeur de la station, flairant les recettes à cette occasion de grande écoute, n’a pas jugé bon d’annuler « la page de publicité » euphorique sur le bonheur de consommer. Il aurait peut-être suffi que le terroriste terrorise le système médiatique et écrase (métaphoriquement) les spécialistes des chiens écrasés, en laissant la vie sauve à ceux qui n’ont pas demandé à être médiatisés.

« Être président, c’est être confronté à la mort, au drame », disait le président le 14 juillet, avant les feux d’artifice. Ce serait un sujet de Sciences Po : 1) thèse hégélienne : le maître s’affirme en face de la mort ; 2) antithèse pointant la dérive : le président se nourrit des morts, fonde sa légitimité sur la mort et le drame, attend la mort et le drame pour se présidentialiser ; 3) synthèse : et s’il était plus difficile d’être président dans la confrontation à la vie réelle, à la réalité vivante ?

dimanche 10 juillet 2016

Disparitions


Malheureux le Poète et le Politique qui disparaissent un jour de football et de Tour de France.

Trop de disparitions dans l’actualité. Il n’y aura pas de place pour tout le monde. Certains grands morts font de l’ombre aux plus petits. On dit que tous les hommes sont égaux devant la mort. C’est faux : on les hiérarchise autant que les vivants.

La gêne de devoir prononcer l’éloge funèbre de celui qui ne vous a pas ménagé de son vivant, jusque dans son testament, est largement compensée par le plaisir d’avoir le dernier mot.

Ce n’est pas le tout de mourir : encore faut-il ne pas se tromper sur ceux qui revendiqueront l’héritage.

Du poète, il ne lui venait à l’esprit que des anecdotes personnelles si prosaïques qu’elles détruisaient la rime et le rythme.

Il pensait si vite que les mots ne suivaient pas ; il en mangeait la moitié. Mais les électeurs n’aiment pas les politiques qui pensent. Ils préfèrent les bêtes de scène ou de cirque, ceux qui s’accrochent, ceux qui se relèvent, ceux qui ne sont jamais morts, les arracheurs de dents qui mentent et qui font saigner.

À la fin de ses « Radioscopies », Jacques Chancel posait toujours la question qui tue : « Et votre mort, vous y pensez ? » Comme ça, c’était fait, par anticipation. Le moment venu, les chacals de l’info pouvaient sortir du frigo un bout d’auto-nécrologie.

jeudi 30 juin 2016

Modestes propositions pour sortir l’Europe de la crise


Quand un peuple de l’Union a voté non, on le fera revoté autant de fois que nécessaire jusqu’à ce qu’il vote oui. S’il s’obstinait dans le non, on considérerait que ce non a quand même la valeur d’un oui. Il n'est pas possible de faire son malheur en pleine possession de son jugement.

Les lanceurs d’alerte seront condamnés à la prison à vie, surtout s’ils dénoncent, pour le bien public, un dysfonctionnement majeur dans les institutions européennes.

On prendra acte que la politique de l’Union est faite par les lobbys en sortant de l’hypocrisie. Désormais, les députés seront issus de leurs rangs, et élus directement par eux. Un seul tour suffira. On nommera à la tête des commissions ceux qui ont fait leur preuve dans les manœuvres de corruption, en raison de leur parfaite connaissance des mécanismes qui règlent l’institution.

On prendra les mesures nécessaires pour intensifier la libre circulation des biens (par exemple les armes) et des personnes : en particulier les prostitués des deux sexes. Les prostitué-e-s des pays pauvres pourront ainsi travailler dans les pays riches, en diversifiant l’offre et en faisant baisser les tarifs.

Les salaires des travailleurs et des employés seront alignés sur les plus bas, selon la loi du « moins disant social ». On pourra ainsi relancer l’économie en fonction de la théorie du « ruissellement » : les richesses accumulées par quelques-uns au sommet finissent toujours par retomber en pluie sur les plus pauvres, pourvu qu'ils soient placés assez bas.

L’Europe totalisant 13 983 kilomètres de frontières extérieures, les fabricants de barbelés ont une production assurée pour plusieurs décennies.

Pour économiser les terrains à construire, il est décidé que la Méditerranée servira de cimetière commun à tous les pays d’Europe, des couloirs humanitaires garantissant aux convois funèbres de tous les pays un accès à la Mare nostrum.

L’Union européenne sortira de l’enfer quand elle sera devenue un immense paradis fiscal.

Le divorce redonne tout son sens au mot union, et au couple franco-allemand. Les autres pays forment le cortège des garçons et des filles d’honneur.

dimanche 26 juin 2016

Football


L’arbitre appliquait le règlement avec une telle sévérité qu’il distribuait les cartons jaunes pour toutes les fautes que les autres hommes en noir laissaient passer, un maillot tiré, un contact, un pied effleurant un tibia, si bien qu’après la mi-temps, il restait onze joueurs sur la pelouse, mais les deux équipes confondues, et qu’avant le coup de sifflet final, seuls les deux gardiens s’alignaient encore pour la séance des tirs au but, chacun dans sa cage, d’un bout à l’autre du terrain.

On accomplirait un grand pas vers la simplification des règles du football, vers le triomphe du fair-play et vers la pacification du jeu si un esprit réformateur réussissait à faire passer l’idée qu’au lieu de lancer 22 bonhommes après le même ballon, il est préférable d’en donner un à chaque joueur.

Il y a les footballeurs, et les artistes du ballon, ceux qui dansent quand ils ont la balle au pied, les enfants de la balle, gracieux comme des jongleurs.

La société protectrice des pelouses a déposé un projet de loi visant à interdire les chaussures à crampons.

Zlatan est Zlatan. Il n’y a qu’un seul Zlatan, c’est lui. Personne d’autre ne peut dire qu’il est Zlatan. Quand il tape dans un ballon, le ballon devient un ballon de football, car Zlatan est le football. Le ballon est un ballon quand Zlatan tape dedans. Zlatan est venu et il est entré dans le dictionnaire en imposant zlataner. Il y a un avant et un après Zlatan. Zlatan sera toujours Zlatan, même quand il ne sera plus.

Zidane, Zlatan. Le football de A à Z.

dimanche 19 juin 2016

Théâtre


Énigme de la mémoire. Celle du théâtre n’est pas seulement la mémoire scolaire de la récitation. C’est une mémoire en situation de jeu, liée à des gestes, à une diction, aux déplacements scéniques, à la caisse de résonnance d’une salle. La mémoire mécanique, celle de la mémorisation abstraite, hors sol, comme on dirait aujourd’hui, ne représente qu’une couche infime de la mémoire vive activée dans la performance. Le trou de mémoire porte dramatiquement son nom : on y tombe, sans bord où se raccrocher qu’un autre trou : celui du souffleur.

Chaque profession a ses rêves et ses cauchemars récurrents : l’acteur alterne ovations et sifflets. Pour avoir fait un peu de théâtre quand j’étais jeune, j’ai souvent rêvé qu’on me poussait sur scène pour reprendre le rôle (le Mendiant dans Électre de Giraudoux) que j’avais tenu deux ou trois soirs en classe de terminale. On me disait : tu l’as joué, donc tu peux encore le faire ; tu savais le rôle par cœur, il va revenir à la première réplique. Par chance, je me réveillais, en sueur, avant d’être hué. Un tel cauchemar à répétition justifierait qu’un acteur arrêtât sa carrière, même à son faîte.

Est-ce dans son livre Pour de Funès que Valère Novarina dit de l’acteur qu’il doit passer sur lui-même avant d’entrer en scène ? Image dont on peut ressentir physiquement la justesse : s’enjamber, se marcher dessus, se laisser derrière soi. Être acteur, c’est à la fois se multiplier en autant de personnages qu’on incarne de rôles, et se déposséder, se perdre entre les personnages.

Il est moins difficile pour un acteur d’entrer en scène que d’en sortir.

Depardieu (il me semble) citait ce mot de Gabin (il me semble aussi…) qu’un acteur ne doit pas chercher à cacher son corps, surtout quand il s’alourdit avec l’âge. Il doit au contraire l’imposer, massivement, se carrer sur ses deux pieds, se « piéter », selon le mot de Flaubert…

Le comble du théâtre est dans l’excès ou dans le défaut : quand un acteur joue à jouer, qu’il théâtralise son rôle, qu’il accentue la théâtralité de son personnage. Second degré difficile à atteindre. Théâtre dans le théâtre, si l’on veut, ou plutôt mise en évidence de la théâtralité du théâtre. Il est dans le défaut quand le théâtre se fait oublier : l’acteur est si naturel (à force d’artifice) que le spectateur croit une seconde à une sortie de l’illusion, comme si l’acteur avait oublié de jouer. Du grand art.

L’enfant refuse de manger les pommes de terre qui ont servi sur les planches, dans une scène de mauvais goût. Entre cour et jardin, elles ont perdu de leur réalité pour une acquérir une autre, interdite et sacrée, incomestible. Il a compris ce qu’est le théâtre.

Théâtre dans la vie : ce marchand de primeurs qui me tend une barquette de fraises en levant le doigt d’un air sentencieux et qui dit, avec un phrasé appuyé de Comédie-Française : « Et surtout, un ekcccelent dimanche ! »

jeudi 9 juin 2016

Paroles, paroles


Non, ils n’oseront pas. Et pourtant, si : « il a perdu son dernier combat. » Chaque homme, au long de sa vie, accumule suffisamment d’images pour qu’on les lui resserve au moment de son éloge funèbre.

Boxe aussi : on vend aux enchères des lettres de Marcel Cerdan à son « petit Piaf ». Il encourage sa maîtresse chanteuse à prendre le public et à le mettre « définitivement K.O. ». Dans une autre lettre, il lui dit que le « petit boxeur » qu’il est prend tous les coups, y compris ceux de l’amour : « tu voulais le savoir et bien voilà, je suis battu et par K.O. encore mais je t’en prie n’en profite pas trop, ne me fais pas trop souffrir. » Quand c’est lui qui l’emploie, la métaphore de la boxe sonne juste, parce qu’elle est vécue. Il a payé pour avoir le droit de s’en servir.

Les journalistes ont tellement intériorisé le mépris que le public leur porte qu’ils s’efforcent de le mériter en ne donnant que ce qu’ils supposent être notre demande : le pire de l’info.

Il ne reste des hommes politiques qu’un mot, une expression, une phrase. Rarement un discours, ou un acte. Churchill : du sang et des larmes. De Gaulle : Paris outragé, etc., chienlit, quarteron de généraux. Pompidou, un poème d’Éluard au moment de l’affaire Gabrielle Russier. Mitterrand : laisser du temps au temps. Chirac : abracadabrantesque (Rimbaud), etc. Les récents présidents passent leur mandat à courir après le mot qui restera, sans le trouver.

« Nuit debout » : belle trouvaille. Simple et pourtant savante par l’hypallage (ce n’est pas la nuit qui est debout mais nous dans la nuit), forte par ce qu’elle fait surgir de puissance obscure et de volonté de ne pas dormir ni de plier, et tournure impersonnelle, comme se veut un « mouvement » sans porte-parole identifié. Ceux qui exercent le magistère de la parole légitimée, journalistes et politiques, se déchaînent contre la formule en liberté : « Nuit debout est allée se coucher », « Nuit debout et gouvernement par terre », etc. Petite monnaie dévaluée d’un étalon-or.

Les gouvernants contestés acceptent de reconnaître qu’ils se sont mal ou pas assez expliqués, qu’ils n’ont pas été compris, comme des professeurs trop peu pédagogues. Si, si, le peuple analphabète les a parfaitement compris, au contraire.

On nous fatigue avec le «récit national ». Pourquoi faudrait-il donner une continuité et une orientation à ce qui surgit sans avoir été annoncé par une scène d’exposition ? Ce qui arrive défait les belles chaînes de causes et d’effets.

L’idéologie ressort de la langue : « la colère des salariés », « la grogne des fonctionnaires ». Un journaliste, sauf de L’Humanité, s’interdit le mot « lutte ». Il lui reste les enfantillages de la colère ou de la grogne.

mercredi 25 mai 2016

Aspiration


Houellebecq exposant son bulletin de santé, c’est le point de convergence du naturalisme et de la décadence, à la Huysmans, une manière d’objectiver le « moi », de conjuguer l’extrême intime et le scientifique, le style et le corps. Très fort.

Écrire, ce n’est pas attendre l’inspiration, mais l’aspiration, par une pompe intérieure qui fait le vide. Et c’est là que l’aspiré monte ou descend, haut et bas se renversant, à des profondhauteurs irrespirables, où il fait si chaud et froid qu’il faut se dénuder jusqu’à l’os, insensible à la température. Là où les mots n’existent plus, si raréfiés, où ni moi ni toi on n’est plus soi-même, mais tout le monde et n’importe qui, comme « au moment vertigineux du coït […] tous les hommes sont le même homme », disent les habitants de Tlön, et peut-être alors quelque chose peut advenir, une sorte de forme qu’on devinerait au loin.

S’appeler Personne, c’est trop beau. Comme une invite à écrire, et à écrire sous de multiples hétéronymes, pour boucher le trou à la place du nom.

Un médecin à qui on demandait le sujet de son intervention répondit : « Je parlerai de moi. » On le prit pour un narcissique lourd, et on se cala dans son fauteuil. Il parla de M.O.I., la Médecine dans l’Océan Indien, sans dire une seule fois « je ».

dimanche 22 mai 2016

À la manière de…

Rue Damiette, à Rouen, sur une vitrine



On dirait du Mozart
dit Mozart
et il jeta sa partition

Mystère : Mozart écrit toujours du Mozart, c’est reconnaissable. C’est même ce qu’on appelle le style, cette signature sonore, ou picturale, ou inscrite dans la langue.
Du pur Mozart, ce qu’il était seul à pouvoir faire (on identifie les épigones, les suiveurs, les plagiaires) et qu’il ne pouvait pas ne pas faire.
Lui est-il arrivé de jeter une partition en jugeant qu’il imitait Mozart ? Ce n’était pas du mauvais Mozart (du mauvais Mozart est encore de la bonne musique), mais d’un musicien sachant qu’il est déjà Mozart, cultivant sa mozartitude, se regardant au miroir, se voyant peindre du coin de l’œil, ou s’écoutant jouer. Comme si « Mozart » n’était pas cette marque qu’on ne pourrait lui donner qu’à la fin, quand il aurait tout épuisé, mais la statue déjà sculptée dans le corps vivant.
Parfois, en lisant les plus grands, Proust, Céline, Duras, on se dit qu’ils nous donnent de la prose proustienne, célinienne ou durassienne. Du pur Duras, du Duras à la puissance deux, mais parfois aussi sorti de la plume d’un auteur nommé Duras, qui aurait relu des livres signés Duras avant de se relancer sur la page.
Même Flaubert, dans Bouvard et Pécuchet, se souvient parfois d’avoir été l’auteur de Madame Bovary, quand il dit l’ennui de la campagne.

samedi 14 mai 2016

Politic


Abolition du droit de cuissage, dénonciation des promotions canapés, divulgation des SMS lourds, plaintes contre les mains baladeuses et les propos sexistes, levées des secrets bancaires, révélations sur les comptes offshore : mais quel homme va encore se risquer à faire de la politique ?

Les politiciens pris la main où il ne faut pas manient encore la langue de bois : ils reconnaissent des gestes « inappropriés ». Le contraire d’appropriés, donc de propres, autant dire des gestes sales ?

La démocratie est née en Grèce, à une date difficile à fixer. Elle y est morte aussi, et là on sait précisément quand : après le référendum du 5 juillet 2015. La commission européenne tenait la bêche. Mais la démocratie resurgit sur d’autres forums, d’autres agoras. Il lui faut un espace public, et un climat plutôt chaud pour que les citoyens puissent se réunir en groupe en dehors de chez eux.

Envie de guillotine contre les politiciens, de tous bords, qui parlent de la France en disant « ce pays » : « il y a un vrai débat dans ce pays ». On entend dans la voix l’index pointé vers le bas ; on surprend un regard embrassant de haut, de très haut, une masse informe.

mercredi 4 mai 2016

Régime sec


Il a poussé un cri, il a lancé une alerte : « Au voleur ! Alerte, au voleur ! » quand il a surpris une bande organisée qui détroussait les états. Les gendarmes sont arrivés, toutes sirènes hurlantes, mais c’est lui qu’ils ont mis au cachot. Son crime : « violation du secret professionnel » des voleurs.

La démocratie, c’est ce régime politique sous lequel on peut dire que la démocratie ne fonctionne pas au mieux. Tant de scandales arrivent qu’on ne sait s’il faut se réjouir qu’ils sortent ou se désespérer contre ce qui ne les empêche pas.

En ce printemps de collecte des impôts, on entend sur les ondes une dame de bien déclarer que son ISF, elle préfère le transformer en don. On la voit aussi, la même sans doute, sur papier, la soixantaine souriante, les chairs fermes, les cheveux tirés à l’arrière. Comme elle a beaucoup d’argent, elle peut choisir de donner à qui elle veut la part de ses impôts, et comme elle est généreuse, l’État lui accordera une réduction de 50.000 euros, parce qu’elle aide toutes les causes qui lui tiennent à cœur : la recherche médicale, l’enfance malheureuse, les personnes âgées et même la précarité. Si elle n’était pas philanthrope, elle donnerait directement son argent au percepteur qui aiderait lui aussi la médecine, les enfants, les vieux et même les pauvres. Mais elle préfère donner moins à l’État, garder une partie de son ISF pour elle, et donner à la Fondation de France qui aide toutes les bonnes causes, après avoir pris au passage une part pour payer la publicité, dans laquelle on entend et on voit une dame de bien vanter les mérites de la Fondation de France.

Salaire des grands patrons : mais qu’est-ce qu’ils en font ? Il est plus facile de dépenser l’argent qu’on n’a pas, que de savoir où mettre l’argent qu’on n’arrive plus à compter.

La dictature de la transparence, réquisitoire par la fille cachée d’un Président qui a vécu avec beaucoup de zones d’ombre.

lundi 25 avril 2016

26 avril 1986


Je me souviens qu’il faisait un temps superbe en cette fin de semaine (on disait moins week-end il y a trente ans), sur toute la France, et qu’on s’était bien exposés au soleil. Moi, c’était sur une terrasse mal finie d’un pavillon, près de Sablé-sur-Sarthe. Pour la première fois depuis l’après-guerre le calendrier collectif se confondait avec l’agenda intime : chacun sait où il était et ce qu’il faisait ce jour-là, comme plus tard le 11 septembre et plus récemment le 13 novembre, sauf qu’on n’a pas mesuré tout de suite les retombées mondiales.

C’est après Tchernobyl qu’on s’est avisé d’établir une police des frontières, pour surveiller le passage en contrebande des nuages radioactifs.

Le champignon est une plante étrange : le nuage atomique prend sa forme, et c’est le végétal qui concentre le plus de radiations.

Dans les zones contaminées, les animaux prolifèrent, les loups régnant en maîtres. On sait maintenant à quoi ressemblera la terre quand l’homme s’atomisera.

L’humanité avait un passé très lointain, des siècles, des dizaines, des centaines de milliers d’années en arrière. Depuis Tchernobyl, cette profondeur du temps a pivoté dans le futur : des siècles, des dizaines, des centaines de milliers d’années avant la décontamination.

En cas d’accident nucléaire, les chargés de communication ne donnent pas la dose de radiation réelle, mais la dose de vérité que la population est capable de supporter sans paniquer.

vendredi 22 avril 2016

Prince


S’il se confirme que Prince est bien mort d’une surdose d’opiacé, comme la rumeur s’en propage, l’Agence mondiale antidopage (AMA) annulera rétrospectivement tous ses concerts et lui retirera les récompenses obtenues aux Grammy Awards en 1985, 1987, 2005 et 2007. Les concurrents arrivés seconds seront déclarés vainqueurs.

Plus largement, l’AMA a décidé de sévir désormais dans le champ des arts et des lettres, en radiant à vie les auteurs dont les performances ne peuvent s’expliquer sans l’usage de substances interdites. Sont écartées des bibliothèques et des manuels scolaires les œuvres de Thomas De Quincey, Charles Baudelaire, Jean Lorrain, Alfred Jarry, Jean Cocteau, Antonin Artaud, Henri Michaux (première liste).

L’annonce du décès d’une célébrité suscite toujours l’étonnement : on la croyait immortelle. D’autre fois, on croyait qu’elle était déjà morte.

dimanche 17 avril 2016

La vieillesse des pessimistes


Les pessimistes ont toujours raison, sans grand mérite : à la fin, ça se termine mal.

Les grands pessimistes meurent vieux : Schopenhauer (72 ans), Beckett (83 ans), Ionesco (85 ans), Cioran (84 ans). Ce qui ne plaide pas en faveur de leur système. Ils pourraient mettre leur existence en harmonie avec leur pensée, par une disparition prématurée. Au lieu de quoi leurs maximes désespérées sur l’inconvénient d’être né leur servent d'assurance-vie. Le pessimisme conserve, ce qui constitue un démenti pratique à la théorie.

Comment échapper à l’alternative du verre à moitié vide ou à moitié plein ? Réponse de l’épicurien : en le buvant. Du cynique : en buvant directement à la bouteille. Du scientifique : ce verre de 20 cl contient 10 cl.

samedi 16 avril 2016

Dieu


Très embarrassé, en organisant l’index des noms propres, de savoir sous quel auteur placer les entrées Bible et Coran. Une œuvre tombant dans le domaine public 70 ans après la mort de son auteur, l’Éternel continuera à toucher des droits jusqu’à la fin des temps.

L’Omniscient n’aurait-il pas pu prévoir que ce primate mal équipé, sans carapace protectrice ni don de mimétisme pour échapper à ses prédateurs, deviendrait capable, en quelques centaines de milliers d’années, de détruire la Création, par asphyxie, épuisement des ressources, empoisonnement, extinction des espèces, atomisation, etc. ?

Une association de consommateurs, se réclamant de la cause humaine et animale, vient de déposer une plainte contre le Créateur pour « obsolescence programmée » de tout ce qui vit.

On fait dire à André Malraux : « Le XIXe siècle sera religieux ou ne sera pas ». Comme il parlait vite en télescopant les mots, son auditeur, André Froissard, a dû mal comprendre la coordination : « sera religieux ET ne sera pas ». Au vu de ce qu’on voit et en sachant ce qu’on sait, le Prophète aura parlé plus juste.

jeudi 14 avril 2016

Noir


Quand Nicolas Sarkozy prononce la fameuse phrase : « Le drame de l’Afrique, c’est que l’homme africain n’est pas assez entré dans l’histoire » (discours de Dakar, 26 juillet 2007), on sent qu’il hésite, comme s’il découvrait à la lecture l’énormité écrite par un autre, et puis, il saute l’obstacle quand même, en se disant que ses auditeurs sont tellement bêtes qu’ils prendront ça pour un encouragement.

Négritude : il fallait être noir pour oser le mot, Senghor, Césaire et les autres. Comme dit Sartre : « il ramasse le mot de “nègre” qu’on lui a jeté comme une pierre ». Humour noir, né d’une meurtrissure : seul un Noir peut forger un néologisme raciste, comme seul un Juif peut raconter une histoire antisémite.

Pourquoi les Noirs ont-ils les dents si blanches ? À force de travailler, un Noir peut avoir une paume de main presque blanche, en tout cas moins noire.

L’incongruité n’est pas qu’un dieu artiste ait imaginé des hommes de différentes couleurs, mais que le sang soit uniformément rouge, et les muqueuses roses. Comme s’Il n’avait eu de fantaisie que pour la partie visible.

J’ai même connu un musicien noir capable de blanchir un couple d’Européens illégitime.

Prenant le RER et les trains de banlieue à des heures différentes, j’ai remarqué que la proportion de Noirs diminue quand le ciel blanchit et augmente quand la nuit tombe. Les Blancs partent plus tard et rentrent plus tôt, pour peupler des bureaux nettoyés par des Noirs, avant leur arrivée et après leur départ. Aux Blancs le jour, aux Noirs la nuit. On s’habitue à ce qui peut paraître une harmonie naturelle des couleurs. Ainsi les minorités visibles deviennent-elles invisibles, en se fondant dans leur élément.

vendredi 8 avril 2016

Expressions


Quand le greffier assistait à une réunion, il prenait des notes sur un carnet à l’ancienne, dont il divisait préalablement la page dans le sens de la hauteur en deux moitiés inégales, la grande part à droite enregistrant les idées, et le tiers de gauche récupérant des notes à usage privé, phrases idiotes, clichés, expressions à la mode.

Mon propos liminaire fera écho à ce que dira le second intervenant.

— Après, ce ne sera plus qu’un mauvais souvenir.
— Oui, mais on s’en souviendra quand même.

Avant la prochaine réunion, nous essaierons de nous voir de visu.

Si vous souhaitez être dématérialisés, il y a une liste qui circule dans l’assistance pour le prochain envoi de courrier.

vendredi 1 avril 2016

Choses vues, choses entendues

L’homme politique dit à l’homme d’Église :
— Vous devez prendre vos responsabilités.
L’homme d’Église répond à l’homme politique :
— Nous avons pris nos responsabilités.

Le meilleur sketch de deux comiques pas drôles consiste à s’assurer de confortables revenus en rassurant le public qu’ils n’ont jamais réussi à faire rire.

Ce magasin présente toutes les garanties de la plus extrême propreté, carrelage javellisé, air filtré, blouses blanches immaculées, produits pasteurisés, mais pourquoi faut-il que pour emballer ma commande dans un papier, l’employé mouille un doigt dans sa bave ?

Pour amorcer la pompe à Phynance, ce mendiant à l’accordéon a pris l’habitude de placer, dans un petit panier enrubanné, une pièce, tantôt une petite de quelques centimes, tantôt une plus grosse d’1 ou 2 euros. Si la somme d’appât est trop élevée, le passant se dit que le mendiant est déjà riche ; dans le cas contraire, il lui paraît ne pas mériter beaucoup plus ; et il passe son chemin. Faut-il souffler au mendiant de laisser sa sébile vide ?

mardi 29 mars 2016

L’inventeur de l’e-mail


Ray Tomlinson est mort. Sa rubrique nécrologique, dans Le Monde (9 mars 2016), montre un homme plutôt bonhomme, jovial, souriant de la bouche et des yeux, avec une barbe qui excède les trois jours réglementaires pour être à la mode, une barbe indisciplinée.
Il n’a pas inventé grand-chose, finalement. L’arobase date de 1536, sous la plume d’un marchand florentin. À l’origine, « le but du signe était d’indiquer un prix unitaire » : 10 paires de chaussettes@2 euros. Le signe n’a pas quitté le domaine commercial : les mails sont des monnaies d’échange, cette « pièce de monnaie » mise « dans la main d’autrui en silence », ainsi que Mallarmé définissait la parole brute. « Le premier message a été envoyé entre deux machines qui étaient littéralement côte à côte. » Trop facile. Ray Tomlinson s’est envoyé les premiers messages à lui-même. Bon. Souvent interrogé sur le texte du premier message historique, il avouait l’avoir oublié parce que ce n’était pas mémorisable. « Probablement QWERTYUIOP », ce qui ne voulait rien dire. Un grand singe tapant sur un clavier. Il aurait pu s’arrêter là, pour éviter des billiards d’autres messages tout aussi oubliables. L’article signale que leur inventeur, « paradoxalement, utilisait les courriels avec parcimonie ». Paradoxalement ? Il ne paraît pas étrange d’éviter de s’écrire trop souvent des suites de caractères aléatoires. Chute de l’article : « il élevait des moutons nains ». Là, c’est logique. Il anticipait l’avenir de l’humanité, auquel il a contribué.

mercredi 23 mars 2016

Not dead



Ça fait du bien de l’apprendre. Et en anglais, pour que le monde entier le sache. Mais depuis qu’il a bombé cette déclaration, l’auteur est-il toujours en vie ? Et moi-même, juste après l’avoir lue…


Terroristes : toujours lourdement armés. On a découvert dans leur planque un véritable arsenal. Ils sont activement recherchés.


La force des terroristes, c’est qu’ils créent l’événement. On sait que le pire arrivera. Eux seuls décident où et quand, et au milieu de qui.


Sur les portails des fournisseurs d’accès, la terreur se fait une place à côté des futilités persistantes : people, mode, beauté, jeux, tendances, etc. Certes, il faut continuer à vivre, y compris de ces futilités dont les poseurs de bombes font un crime. Mais à quel niveau de drame faudra-t-il atteindre pour qu’on devienne graves ?

mardi 22 mars 2016

Visite guidée


« Il ne faut pas oublier que… », dit le guide. Ça ne risque pas : je n’ai jamais su. « À l’époque… » dit-il en décrivant un geste large qui embrasse plusieurs siècles. « Aux origines, c’est ainsi. » Respect quand il remonte aux temps premiers, si haut qu’on n’imagine même pas. « Je ne veux pas dire trop de bêtises. » Le « trop » est sans doute en trop, et jette l’ombre d’un doute sur ce qui suit, et ce qui a précédé.


Il arrive toujours un moment, dans les visites, où le guide quitte ce qu’il a lu dans des livres d’histoire, pour faire vivant. Il se lance alors dans une anecdote qui rapproche les hommes du passé des visiteurs que nous sommes. Ah, ils nous ressemblaient, pas meilleurs, pas pires que nous. Voilà qui fait vrai et qui nous rassure sur la permanence de l’espèce humaine. N’est-ce pas ce que nous venions chercher, dans ce lieu millénaire ?


Parmi les visiteurs se glisse toujours l’emmerdeur érudit, celui que joue André Dussolier dans On connaît la chanson, plus savant que le guide, posant des questions dont lui seul a la réponse.


Autre type : le visiteur qui attend que le groupe dégage pour prendre en photo la pièce vide. Les lieux touristiques, c’est décidément mieux sans les touristes.

lundi 21 mars 2016

Migrants


Quel pays étranger acceptera désormais de nous accueillir quand nous devrons quitter la France, chassés par la guerre civile, la crise économique ou une catastrophe climatique ?


Difficile d’imaginer que ces migrants à balluchons furent de quelque part, que leur vie ressemblait à la nôtre.


Il vaut mieux ne pas entrer dans l’idée qu’ils sont des hommes et des femmes comme nous, sinon nous devrions faire preuve d’humanité.


Comment s’émouvoir sur des chiffres, et sur des drames à répétition ? L’enfant mort le nez dans l’eau nous a fait pleurer parce qu’il était bien habillé. En haillons, il n’aurait pas pu être le nôtre.


Les hommes disposent d’une quantité d’humanité limitée, tout comme les glandes lacrymales.


1 migrant, on lui ouvre la porte.
10 migrants, on plante une tente.
100 migrants, on réquisitionne une caserne désaffectée.
1.000 migrants, on les parque dans un camp.
10.000 migrants, on les ventile sur tout le territoire.
100.000 migrants, on les reconduit.

mercredi 16 mars 2016

Procrastinateurs – 1


Quatre mousquetaires, aguerris ou amateurs, envisagent de créer une association de la Procrastination. La rédaction des statuts est en cours, et la date de l’assemblée générale sera fixée dans les jours qui viennent.
En attendant, ils échangent des messages.


Gilles C. — J’avais un ami procrastinateur qui, au moment de se mettre à table, repoussait toujours son repas au lendemain.
Il est mort hier.

J’ai un autre ami, procrastinateur au point qu’il mettait son réveil à sonner pour le surlendemain matin, tellement il avait peur du jour suivant.


Gilles F. — J’ai connu un homme qui a vécu pendant 150 ans.
Il ne se décidait pas à mourir.


Philippe A.
— signale que la journée mondiale de la proscrastination a été reportée ;
— recommande cette chanson du regretté Fernand Sardou ;
— a fait graver cette plaque pour l’association :


Yvan L. — Il y a des gens si pressés qu’ils expédient le jour même ce qui aurait mérité réflexion jusqu’au lendemain.
— C’est quand même beau de croire à l’avenir qui recule.
— « Demain, on rase gratis » : faux proscratinateur, qui espère tondre les vrais.

dimanche 13 mars 2016

Eau


H2O. Pourquoi deux eaux ?


Pour les pays chauds, on pourrait imaginer une eau en poudre.


Jean — Qu’est-ce qui se passe si on transpire dans l’eau ?


Ce calembour idiot qui ne me lâche pas : Pourquoi le chat n’aime-t-il pas l’eau ? Parce que quand il voit l’eau minet râle. — Comment s’en débarrasser ? Aussi incrustant qu’un ver d’oreille : ces refrains stupides qui gâchent la journée.

jeudi 10 mars 2016

Paris


Le train se traîne
Où la main l’amène
La Seine assène
Le cordeau d’un corps d’eau.


La Seine est si haute que la simulation de crue risque de se transformer en évacuation grandeur nature. Les sinistrés penseront qu’ils sont encore dans le virtuel. Simplement, les services chargés de l’exercice auront poussé la modélisation jusqu’à la réalité augmentée. Les pieds mouillés, eux, seront bien réels.


Café de Flore. Tout le monde regarde tout le monde, en cherchant une tête connue, vue à la télé. Car si l’on n’est pas reconnaissable, à quoi bon payer son café-croissant 7 euros 30 ? On devrait quand même, par précaution, demander un autographe à tous les clients, au cas où l’un d’entre eux aurait plus tard son quart d’heure d’éternité. À la table d’à côté : « Tout à l’heure, j’ai vu un type qui ressemblait à Fernandel. » Au moins un qui n’est pas ici.


Printemps des poètes dans le métro. Cette initiative fait l’unanimité : les poètes, les éditeurs, les voyageurs s'en réjouissent. Un « gratuit » nous apprend qu’un Francilien sur deux accède à la poésie grâce aux affiches de la RATP. Ce n’est pas nouveau : depuis longtemps, deux Franciliens sur deux pratiquent la poésie du métro, boulot, dodo.

lundi 7 mars 2016

De droite et de gauche


La Gauche fait une politique de droite. Il est arrivé à la Droite de prendre des mesures de gauche. Les extrêmes se rejoignent. Alors ? Peut-être le Centre respecterait-il la loi du Milieu.

À la boulangerie :
— Vous payez à ma collègue, à droite.
— Laquelle ? À votre droite ou à ma droite ?
— À droite. Client suivant.


— N’importe lesquels en noir, ou des préférences ?
J’avais demandé des chocolats. Il a fallu tourner sept fois la question dans la bouche avant de la comprendre.


Ce vieux monsieur qui radotait, son obsession consistant à désigner une trajectoire qui tirait toujours d’un côté, à gauche ou à droite, j’ai oublié, mais toujours de travers, impossible à redresser. Toute sa vie se résumait à cela : une force centrifuge irrésistible, menaçant de verser dans le fossé. Il avait quitté le droit chemin.

samedi 5 mars 2016

Vatel, Violier


Disparition du chef cuisinier Benoît Violier (31 janvier 2016). François Vatel, pas vraiment cuisinier mais « contrôleur général de la Bouche », un titre plus large, a ouvert la voie. Après lui, sur la longue liste du martyrologue de la profession, Bernard Loiseau, pour une note baissée et une étoile perdue. Pression du métier, plus forte ici qu’ailleurs.
Mais le suicide de Benoît Violier ne répond pas à des motivations connues : ni marée en retard, ni rétrogradation. Il avait trois étoiles et n’était pas menacé d’en perdre une. Élu en décembre Meilleur restaurant du monde. « Il cuisinait bien. Il donnait l’impression d’être parfait. » C’était un homme heureux. Il avait tout. Un grand chef dit : « S’il existait une quatrième étoile au Michelin, Benoît l’aurait eue… ». Et lui se demandait : « Comment vais-je faire maintenant, puisque je ne peux pas aller plus haut ? » (Le Monde, 14-15 février 2016)
Il ne pouvait que plafonner sous le verre ou redescendre. 44 ans, chiffre parfait, comme 33. On peut se suicider pour aller chercher sa quatrième étoile plus haut, au ciel des cuisiniers. Loiseau est tombé ; Violier voilier a rejoint Icare.


mardi 1 mars 2016

En lisant de vieux Monde


Plaisir à lire des articles inactuels, périmés de quelques jours, d’un siècle. Devenus intemporels, tellement ils sont dépassés.


Mort d’Anissa Makhlouf (6 février 2016), mère de Bachar Al-Assad. Il avait donc une mère, qui lui a peut-être tiré une larme. Institutrice, elle était attachée à la discipline. Jusqu’à la mort de son mari, Hafez Al-Assad, elle se limita « aux visites rendues aux orphelins des soldats morts ». Sous le règne de son fils, le nombre des orphelins augmenta en telle quantité qu’elle dut arrêter ses visites.


« Lustiger entre deux points cardinaux » (5 février). En lisant les premières lignes de l’article, on comprend cette expression mystérieuse : le cardinal Lustiger, né juif, s’était converti au christianisme. Le journaliste n’aurait-il pas pu écrire : « entre judaïsme et christianisme » ? Non, car il faut désormais une « accroche » accrocheuse. C’est Libération qui a introduit, il y a longtemps, cette mode des jeux de mots sérieux, repris aux jeux de mots comiques du Canard enchaîné. On peut préférer le temps neutre où Le Monde écrivait tout uniment : « Anquetil est mort », au lieu de titrer, comme les autres : « Anquetil : le dernier tour de piste ».


Un concert commencé le 13 novembre 2015 et terminé le 16 février 2016. C’est sans doute le plus long entracte de l’histoire du spectacle vivant.

lundi 29 février 2016

Au mérite


MOI. Quelles merveilles, ses notices. Lui seul était capable d’en rédiger de pareilles. Pourquoi est-il mort ?

AMIE D. À cause de sa femme...

MOI. Si un homme méritait de vivre, c’était lui.

AMIE D. Est-ce qu’il y a un seul homme qui mérite de vivre ?


dimanche 28 février 2016

Marc Renneville


Conférence de Marc Renneville sur la phrénologie. Régal d’érudition accessible, réflexions profondes sur l’erreur et la vérité dans l’histoire des sciences, allers-retours éclairants entre passé et présent.


À un moment, Marc mentionne ces formules qu’il paraît citer : quand on ne s’aime pas, on fait de la psychologie ; quand on n’aime pas son époque, on fait de la sociologie ; quand on n’aime ni soi ni son époque, on fait de l’ethnologie. Et il ajoute : si on fait de l’histoire, c’est qu’on n’aime pas le présent.


Je me demande ce qu’il faut ne pas aimer pour faire de la littérature : peut-être la réalité.


vendredi 26 février 2016

État du monde


Les États-Unis ont renoncé à être les gendarmes du monde. On s’en réjouirait, s’ils ne laissaient toute la place, dans le grand jeu des nations désunies, aux voleurs du monde.


Internet a réussi l’impensable : connecter l’extrême singulier (mon profil, ma photo, mon statut) et le collectif mondialisé. Autres alliances : le tout gratuit et le tout payant, la démocratie directe et les outils du totalitarisme, le bien (don’t be evil) et l’instrumentalisation par les mauvaises causes, l’universalité et le particularisme local.


« Le Carnaval de Nice s’est ouvert sous haute protection policière. » Bas les masques. À l’origine fondé sur la subversion sociale et le défi à la Police, le carnaval demande désormais à l’ordre de garantir son désordre.


jeudi 25 février 2016

Un peu de littérature


Paradigmes. Les modèles de la littérature ont été, par ordre chronologique, la peinture (ut pictura poesis), la rhétorique, la zoologie (Balzac), la biologie (Zola), la linguistique (structurale), et aujourd’hui, l’économie ? Lire l’essai de Bernard Maris sur Houellebecq économiste.


La fiction a perdu de sa force. Aujourd’hui, pour s’imposer en écrivant, il faut donner du vécu, du saignant, payer de sa personne. Signe des temps : D’après une histoire vraie de Delphine de Vigan, classé roman, faisant passer en titre une mention du « paratexte ». Le film Intouchables aurait-il eu le même succès s’il n’avait pas été soutenu par l’antériorité d’un fait biographique, les « acteurs » réels apparaissant d’ailleurs au générique de fin ? Désormais, un film, un livre doivent s’accompagner d’un bandeau ou d’une bande annonce : « inspiré de faits réels » (par exemple le film Le Revenant ). Autrefois, on se protégeait en écrivant : « Toute ressemblance avec des personnes existantes ou ayant existé est purement fortuite ».


Que deviendrait le succès d’Édouard Louis si l’on apprenait qu’il invente au lieu de raconter ses origines dans En finir avec Eddie Belleguelle ou un sordide fait divers dans Histoire de la violence, au titre pourtant aussi général et abstrait que l’Histoire de la sexualité de Foucault ? Ces deux livres portent bien l’étiquette « roman » sur la couverture, en contradiction avec le discours de l’auteur. Si je me souviens bien, des journalistes mal intentionnés s’étaient rendus dans son village natal pour s’entendre dire, de la part des proches scandalisés, que ce n’était pas si pire. Cette chasse à l’homme derrière l’écrivain a connu un moment particulièrement douloureux et malsain, quand Bernard Pivot, un certain vendredi soir, a poussé Madeleine Chapsal jusqu’aux larmes en l’obligeant à reconnaître que son personnage de vieille femme martyrisée par un jeune amant, c’était bien elle.


On a perdu le goût de la fiction, d’une certaine gratuité, de la force affirmative de l’imagination.


L’auteure Misha Defonseca a été condamnée à rembourser 22,5 millions de dollars à son éditeur pour avoir imaginé l’histoire d’une petite fille juive sauvée pendant la guerre par des loups (Survivre avec des loups). Bon, elle a fait passer son roman pour une autobiographie, cédant à la dictature de l’histoire vraie. Il y a eu tromperie sur la marchandise, mais simplement pour les lecteurs qui croient aux histoires vraies. D’ailleurs, ont-ils demandé à être remboursés de leur achat ? à recevoir un dédommagement pour préjudice moral ? En relisant l’ouvrage après le procès, ils ont déplacé l’intérêt qu’ils ont pris à l’histoire vers le récit. Non pas : quelle vie ! mais : quelle imagination !


Voyez cette auteure d’autofiction qui se place volontairement dans des situations tordues pour trouver de quoi écrire.

mardi 23 février 2016

Baden-Baden – 5


L’hôtelier à qui l’on demande s’il nous recommanderait le restaurant voisin : Non, trop touristique. Alors, où aller à Baden pour manger allemand ? À Baden, non, bas bozible, bas bozible de manger allemand.


Présentation de Bade au XIXe siècle, par un médecin : « L’air de Bade [procure] un sommeil réparateur. Cette action bienfaisante se remarque tous les jours sur des sujets affaiblis par une vie sédentaire, des travaux de cabinet trop prolongés […]. Les hypocondriaques, les femmes hystériques, les malades qui sont las de la vie, abattus par les chagrins profonds, ou éprouvés par de cruelles déceptions, recouvrent bien vite à Bade le désir de vivre et se rattachent à l’existence au milieu de cette nature splendide et vivifiante » (Dr Aimé Robert, Bade et ses thermes, Germer-Baillière, 1860, p. 4-5). Cette langue vaut tous les remèdes.


Déjà le jour marqué sur le billet de retour. Bien sûr, le soleil se montre quand on part. On n’a pas vu ceci, on n’est pas allé là, on n’a pas eu le temps de faire ce qu’on avait dit. Toujours garder une raison de revenir dans les lieux que l’on quitte. Chaque lieu à l’image de chaque jour : l’envisager comme si c’était la dernière fois qu’on le voyait, et en même temps la promesse d’une suite.


dimanche 21 février 2016

Baden-Baden – 4


Allee Haus. C’est ici, la plaque de la maison en fait foi. C’était bien l’adresse qui figurait à l’en-tête de ses lettres. Les gardiens ignorent qui a vécu ici. Une mention explicite sur la Feuille de Bade apporte la preuve, irréfutable. C’était ici. Mais la maison a peut-être été reconstruite sur le même emplacement. Tout, à l’intérieur, sent le neuf : le plancher, les fenêtres, l’escalier. Il ne reste rien.


Schlostrasse. C’est au 7. Photos sous tous les angles, rêverie, plaisanteries sur les noms des sonnettes : le sien ne s’y trouve pas. Et puis non, c’était le 8 ! Retour sur place, re-photos. Avec un degré de certitude absolu : le mari a fait graver ses propres initiales dans la pierre. Du coup, on se retrouve dans la situation ridicule de Frédéric, fantasmant sous les fausses fenêtres de sa bien-aimée. Quelle différence, entre la vraie maison et la fausse ? L’émotion venait aussi bien. Affaire de croyance. De quelle nature, cette émotion ? Fétichisme, folie identificatoire, érudition s’humanisant, vertige de la coïncidence ?
Je photographie les marches usées, la vue qu’elle avait en sortant de cette maison. Temps gris, rue en pente. De quoi déprimer. D’ailleurs, elle déprima.


Vint-il la voir, quand il vint ? Il écrivait une histoire en rapport avec leur histoire. Peut-être eut-il peur de la revoir, comme un écran entre la fiction et lui.


Achern, imprononçable, Illenau. Des bâtiments grands comme une ville pour enfermer tous les fous, à droite, les folles, à gauche. Ces marches incurvées, ces piliers rayés, cette borne écornée a une chance d’avoir été là. Cimetière, à la recherche d’une morte depuis plus d’un siècle. La tombe a disparu. Double mort, comme on dit double peine.


Venu ici il y a combien, quarante et des années. Avec l’ex-épouse. Souvenirs de rats la nuit qui fourrageaient dans les réserves hors de la tente, plantée près d’un cours d’eau ; et la tache blanche d’un bâtiment, probablement le Casino.

samedi 20 février 2016

Baden-Baden – 3


Le Russe blanc à cheveux plus sel que poivre, qui traîne à son bras une poupée russe albinos vêtue en fourrure d’hermine, de quelle poudre blanche ou de quelle traite des blanches provient l’argent qu’il a blanchi ?


« The Casino itself, founded in 1838 by Jacques Bénazet, has a rich history. » Rich history, est-ce bien nécessaire?


Casino. Le jardin d’hiver. Dégâts collatéraux de Louis XIV : les puissants ont voulu imiter Versailles. Mais sans le Soleil, les marbres, les ors et les miroirs sentent le bourgeois parvenu.


Salle florentine (ou salle des mille bougies). « L’orchestre jouait dans une nacelle en forme de coquille énorme qui descendait du plafond. » Pourquoi installer l’orchestre sur une estrade alors qu’il peut sortir comme un deus ex machina ?


Sophienstrasse. À voir les prix inscrits sur les étiquettes Hermès, on comprend que ce dieu grec était à la fois celui des commerçants et des voleurs.


Conversationshaus. Ce nom évoque un temps où la richesse, le titre de naissance, la dextérité aux exercices du corps, la chance au jeu, la grâce n’étaient rien, ou peu de chose, sans l’esprit.


Baden-Baden – 2


Gare de l’Est, on est déjà en Allemagne : les agents de la DB, l’accent, les messages sur le quai. Peut-être pas besoin d’y aller, comme Des Esseintes qui s’arrête dans un pub anglais de la Capitale.


La langue française n’existe plus à l’étranger. Personne ne la parle dans les hôtels internationaux, pourtant à la frontière. Difficile de trouver un menu, un dépliant, un cartel avec une traduction en français. Après l’anglais, la deuxième langue de Bade est le russe.


Alors, raconte. Rien à raconter. Cauchemar des rédactions d’enfance : racontez un voyage, ou pire : votre plus beau jour de vacances. Variante souriante : « Envoie-moi des photos de tes émotions ». Se laissent-elles prendre ?


Maudire les touristes quand on en est un soi-même. Déplorer la dégradation et la marchandisation des villes touristiques en venant user leurs pierres et développer leur commerce.


Bade, Bain tout court, a dû sembler trop mince. Alors, un esprit orgueilleux a mis au pluriel et a répété : Baden-Baden, Bains-les-Bains. C’est malin.


jeudi 18 février 2016

Baden Baden – 1


Dans les nouvelles rames de TGV, la vitesse s’affiche sur un écran. 230, 240, 249, 251. Brusquement, ressenti de vibrations, sensation de léger tangage, peur du déraillement : uniquement à cause du chiffre.


À la place de devant, une vieille dame qui parle très fort dans son portable. En arabe, sauf erreur. Par ci par là, un seul mot en français : « merde », qui ponctue les phrases. Le français, comme langue de « merde », langue pour dire la « merde ». Peut-être qu’il n’y a pas de Cambronne arabe.


Les Allemands parlent allemand entre eux, sans accent, très vite, et ils ont l’air de se comprendre parfaitement.


mardi 16 février 2016

Écrire maintenant


« Écrire un poème après Auschwitz est barbare... ». La formule d’Adorno devient souvent : il n’est pas possible d’écrire après Auschwitz. Ses mots sont plus précis, plus restrictifs aussi : en limitant au poème, il n’exclut pas toute forme d’écriture, en particulier la non-fiction, comme témoignage. « Barbare » surprend, pour condamner la poésie d’après les camps. Au contraire, pourrait-on penser : le poème, loin d’être barbare, est la meilleure réponse à la barbarie. C’était après la seconde guerre. En 2016, la question est : comment écrire pendant la barbarie et avant la catastrophe annoncée ?


« Trouver une langue », urgence de Rimbaud. Pour dire à la fois l’extrême singulier et la norme mondialisée, la solitude des atomes et les connexions agglutinantes, les grands déplacements et déménagements, l’instantané sans mémoire, la complexité et la pauvre simplicité humaine de ce qui est primaire : la faim, la misère, la mort. Après l’unanimisme, le simultanéisme, quelle forme collective ?


L’actualité en flux continu va vite. Sur France Info, les journalistes ont un débit de plus en plus précipité, haletant. Ont-ils fait trois fois le tour de la Maison ronde avant de rejoindre le studio ? Non, ils courent après l’info. Autre tendance lourde : l’attaque agressive des mots, le roulement de tambour des « r », l’accent mis sur la première syllabe, à contretemps. Pour mimer, sans doute, la violence du monde.


dimanche 14 février 2016

Justin et Emma


Pour la Saint-Valentin, ce chant d’amour du petit Justin, le commis de Homais, à Madame Bovary morte. C’est le seul amoureux vrai d’Emma : juste un. Vous n’avez pas lu ces lignes dans le roman ? Normal : elles figurent dans les brouillons. Flaubert ne les a pas retenues pour le texte final. On peut les trouver dans l’édition intégrale des manuscrits, à l’adresse : http://www.bovary.fr. Ce passage figure dans le vol. 6, f° 296.

Code de transcription : […] barré ; <…> ajout entre les lignes ou dans la marge



C’était Justin. il pleurait sur la fossée [sic] comblée. il se maudissait <sa jeunesse>. il s’accusait de cette mort. il était plus [triste &] <[plus désolé plus]> désespéré que s’il eût perdu sa mère. Elle avait été pr lui la <seule> femme qu’il l’eût [sic] au monde <dans la contemplation permanente de cette femme qui était pr lui la seule femme du monde> et il [l’adora] l’aimait, confusément dans le tumulte de sens [à leur éveil] <vierges avec> le premier ébahissement de la beauté & les [langueurs] < mélancolies> de la passion qui s’ignore. il s’apercevait <maintenant> de l’immense douceur qu’[il y avait eu à vivre près d’elle] elle <avait répandue sur sa vie> & sentait un vide [aff] nouveau en lui, sentiment d’autant plus fort qu’il était <désintéressé> sans analyse ‒ sans espoir, ni but. C’était comme un <instinct> blessé ‒ comme une religion détruite. <comme un soleil perdu>

et libre maintenant de toute contrainte ‒ il s’en donnait (de sa tristesse) à plein coeur, tout à son aise, abondamment à genoux & ne pouvant arracher de ses yeux de cette place où était enfermé cet être <si doux &> si beau [si bon] qu’il ne reverrait pas. La lune, de temps à autres entre des nuages bruns ‒ il la regardait dans le ciel ‒ & [plus] trempé de pleurs & secoué comme les branches des sapins que le vent agitait <courbait> autour de lui.

[et plus tard. quand il apprit ‒ tuée [pr] & peut-être pr lui & en conçut tant d’estime pr lui-même qu’il devint un cavalier parfait aplomb. [Cavalier parfait]]
[Justin, quand son patron fut couché, s’esquiva et fut au cimetière ‒ 
il s’agenouilla sur la terre ‒ prosterné ‒ priant désolé. il se reprochait d’être la cause de sa mort. ‒ le sentiment d’une profanation d’un sacrilège. un crime énorme. ‒ il avait détruit la Femme par excellence <la Beauté>. une impératrice un ange. ‒ la source de Voluptés d’autant plus infinies qu’il ne les connaissait pas <ne sachant quoi prendre pr elle, quoi enfouir ‒ besoin de sacrifice. casser 2 branches de sapin croix.>]

Houellebecq par Chevillard


Au réveil, je fais un tour sur le blog d’Éric Chevillard, L’autofictif, pour prendre une leçon d’écriture quotidienne, une sorte de gymnastique mentale. C’est souvent drôle et profond. Mais quand il est sérieux, il lui arrive de manquer la cible. Par exemple ce 12 février 2016, sous le n° 2864 :
Et si le tableau du monde que dresse Houellebecq, ce côté sociologue balzacien sagace qu’on lui reconnaît généralement, n’était au vrai qu’une extrapolation de sa dépression et de sa décrépitude personnelles ?
Le ne… que réducteur, celui des maximes de La Rochefoucauld, relève ici du petit esprit sainte-beuvien, consistant à rabaisser l’œuvre à la dimension mesquine de la personne. Au vrai : on fait croire qu’on dévoile l’être sous l’apparence, alors qu’on fourre le nez dans les dessous, peu reluisants et mal odorants. Posons autrement le rapport entre « tableau du monde » et la personne de Houellebecq : sa dépression et sa décrépitude (affichées, revendiquées) ne sont-elles pas les conditions qui lui permettent de voir clair dans la marche du monde et d’en présenter un « tableau » juste ? À monde qui va mal, il faut peut-être des écrivains mal portants. L’humour d’Éric Chevillard lui assure une bonne santé réjouissante, en fin de compte.


samedi 13 février 2016

En écoutant la radio


Ouf, on a encore évité ce mois-ci un vendredi 13. Il faudra attendre le joli mois de mai. On réfléchira à deux fois avant de prendre un verre en terrasse ou d’aller au concert.


La Princesse a raison. Encore dans le poste ce matin, les braqueurs étaient lourdement armés. On rêve d’un monde journalistique où tous ceux qui portent flingues seraient légèrement armés.


Ah bon, c’est ça, la chirurgie ambulatoire ? Le patient n’est pas opéré pendant qu’il marche ?


Un commentateur de la bourse, à tendance baissière : « on est sur une dynamique mauvaise. » Mme Christine Lagarde et sa « croissance négative » ont fait école.


jeudi 11 février 2016

Insignifiances


Courses du matin. Sur le trottoir, à côté d’un magasin de chaussures, en attente des poubelles de demain, plusieurs boîtes à chaussures, de belles boîtes. Comme j’aime. Pour ranger quoi ? Je trouverai bien quelque chose à mettre dedans. Je passe mon chemin, revient, regarde autour. Du monde, mais pas trop, et pas de têtes connues. Finalement, je prends la plus petite, et me sauve comme un voleur. Je sais à quoi elle va servir.


Le marchand m’appelle « jeune homme ». Mauvais signe. À côté de moi, une clientèle demande à la marchande des nouvelles d’Unetelle, une autre marchande j’imagine. Ça va, ça va, elle fait aller. La cliente insiste : Qu’est-ce qu’elle a ? C’est grave ? La marchande élude, ça va, de la fatigue, elle se repose, elle reviendra bientôt. La cliente, pas satisfaite : C’est de la dépression ? Cette fois, la marchande se concentre sur sa balance. Elle a compris que la cliente demandait de ses propres nouvelles.


Sur le chemin du retour, le cabas plein, je croise J.-C. M., au bras de son épouse. Je le trouve un peu amaigri. Peut-être malade. Plus loin, assis à une table extérieure du café de la gare, je reconnais P. R. Sa barbe a poussé, et peut-être un peu blanchi, me semble-t-il.
Ah non, J.-C. M. et P. R. sont morts, le premier depuis trois mois, le second depuis deux ou trois ans. Comment appelle-t-on ces illusions de la mémoire ? Fausse reconnaissance, peut-être. À partir de quel taux d’anciens morts croisés dans une journée peut-on se dire qu’il ne s’agit pas de fausses reconnaissances, mais qu’on est effectivement passé de l’autre côté ?


Dans la boîte aux lettres, un mot de ma vieille correspondante anglaise : « Dear. I’m eternally grateful to you. Très reconnaissante à vous pour avoir m’encourager a lire Lettres de Flaubert. Il est ma solace et confort. Chaque fois que j’ouvre mon Plëiade. Merci – un vrai ami. Affection. N. »


À la radio : un journaliste annonce que la Bourse dévisse, plonge, dégringole, avec l’envolée de Don Diègue disant à son fils : Va, cours, vole et nous venge. Pourquoi mon humeur est-elle toujours inversement proportionnelle à la courbe des valeurs boursières ?


mardi 9 février 2016

Bibliothèque


Ce livre dans lequel j’ai publié autrefois quelques pages, je le cherche depuis plusieurs années. À quel mauvais emprunteur ai-je pu le prêter ? Il ne figure pas dans le petit cahier où je consigne maniaquement les livres qui sortent d’ici. Après si longtemps, on peut le considérer comme perdu. Je me décide à le racheter, au prix fort, content qu’il soit encore disponible chez l’éditeur. Je le récupère à la poste hier matin. Et le soir même, je le retrouve dans la bibliothèque, en rangeant un autre livre, sur l’étagère qui jouxte celle où il aurait dû être posé. Comme dirait un croyant qui voit dans cette coïncidence une preuve de la Providence : expliquez-moi ça. Que faire du livre en trop ? Le donner ? Le garder au cas, fort probable, où le volume s’égarerait à nouveau ? Mais où ranger ce deuxième exemplaire de secours, pour être sûr de le récupérer si le premier manquait encore à sa place ?


Trop plein de livres : je les regarde désormais en ennemis envahissants. Comment s’en débarrasser, intelligemment ? À qui les donner, un par un, ou par lots, pour qu’ils reprennent du sens en d’autres mains ? La Princesse n’est pas pour rien dans ce désir de faire le vide, ou du moins de la place. Geste du père qui aérait les carottes semées à la volée, en épilant neuf poils verts sur dix pour qu’un seul grandît. Il appelait cela dédruire, pas détruire : dédruire. Le soulignement rouge de Word m’apprend que ce mot ne se trouve pas dans les dictionnaires usuels. Une petite recherche sur Internet le fait pourtant apparaître, avec sa définition (« éclaircir un semis trop serré », ça je savais) et sa localisation dans le patois mantois (région de Mantes-la-Jolie). Comment était-il passé du Mantois au Beauvaisis ?