jeudi 30 juin 2016

Modestes propositions pour sortir l’Europe de la crise


Quand un peuple de l’Union a voté non, on le fera revoté autant de fois que nécessaire jusqu’à ce qu’il vote oui. S’il s’obstinait dans le non, on considérerait que ce non a quand même la valeur d’un oui. Il n'est pas possible de faire son malheur en pleine possession de son jugement.

Les lanceurs d’alerte seront condamnés à la prison à vie, surtout s’ils dénoncent, pour le bien public, un dysfonctionnement majeur dans les institutions européennes.

On prendra acte que la politique de l’Union est faite par les lobbys en sortant de l’hypocrisie. Désormais, les députés seront issus de leurs rangs, et élus directement par eux. Un seul tour suffira. On nommera à la tête des commissions ceux qui ont fait leur preuve dans les manœuvres de corruption, en raison de leur parfaite connaissance des mécanismes qui règlent l’institution.

On prendra les mesures nécessaires pour intensifier la libre circulation des biens (par exemple les armes) et des personnes : en particulier les prostitués des deux sexes. Les prostitué-e-s des pays pauvres pourront ainsi travailler dans les pays riches, en diversifiant l’offre et en faisant baisser les tarifs.

Les salaires des travailleurs et des employés seront alignés sur les plus bas, selon la loi du « moins disant social ». On pourra ainsi relancer l’économie en fonction de la théorie du « ruissellement » : les richesses accumulées par quelques-uns au sommet finissent toujours par retomber en pluie sur les plus pauvres, pourvu qu'ils soient placés assez bas.

L’Europe totalisant 13 983 kilomètres de frontières extérieures, les fabricants de barbelés ont une production assurée pour plusieurs décennies.

Pour économiser les terrains à construire, il est décidé que la Méditerranée servira de cimetière commun à tous les pays d’Europe, des couloirs humanitaires garantissant aux convois funèbres de tous les pays un accès à la Mare nostrum.

L’Union européenne sortira de l’enfer quand elle sera devenue un immense paradis fiscal.

Le divorce redonne tout son sens au mot union, et au couple franco-allemand. Les autres pays forment le cortège des garçons et des filles d’honneur.

dimanche 26 juin 2016

Football


L’arbitre appliquait le règlement avec une telle sévérité qu’il distribuait les cartons jaunes pour toutes les fautes que les autres hommes en noir laissaient passer, un maillot tiré, un contact, un pied effleurant un tibia, si bien qu’après la mi-temps, il restait onze joueurs sur la pelouse, mais les deux équipes confondues, et qu’avant le coup de sifflet final, seuls les deux gardiens s’alignaient encore pour la séance des tirs au but, chacun dans sa cage, d’un bout à l’autre du terrain.

On accomplirait un grand pas vers la simplification des règles du football, vers le triomphe du fair-play et vers la pacification du jeu si un esprit réformateur réussissait à faire passer l’idée qu’au lieu de lancer 22 bonhommes après le même ballon, il est préférable d’en donner un à chaque joueur.

Il y a les footballeurs, et les artistes du ballon, ceux qui dansent quand ils ont la balle au pied, les enfants de la balle, gracieux comme des jongleurs.

La société protectrice des pelouses a déposé un projet de loi visant à interdire les chaussures à crampons.

Zlatan est Zlatan. Il n’y a qu’un seul Zlatan, c’est lui. Personne d’autre ne peut dire qu’il est Zlatan. Quand il tape dans un ballon, le ballon devient un ballon de football, car Zlatan est le football. Le ballon est un ballon quand Zlatan tape dedans. Zlatan est venu et il est entré dans le dictionnaire en imposant zlataner. Il y a un avant et un après Zlatan. Zlatan sera toujours Zlatan, même quand il ne sera plus.

Zidane, Zlatan. Le football de A à Z.

dimanche 19 juin 2016

Théâtre


Énigme de la mémoire. Celle du théâtre n’est pas seulement la mémoire scolaire de la récitation. C’est une mémoire en situation de jeu, liée à des gestes, à une diction, aux déplacements scéniques, à la caisse de résonnance d’une salle. La mémoire mécanique, celle de la mémorisation abstraite, hors sol, comme on dirait aujourd’hui, ne représente qu’une couche infime de la mémoire vive activée dans la performance. Le trou de mémoire porte dramatiquement son nom : on y tombe, sans bord où se raccrocher qu’un autre trou : celui du souffleur.

Chaque profession a ses rêves et ses cauchemars récurrents : l’acteur alterne ovations et sifflets. Pour avoir fait un peu de théâtre quand j’étais jeune, j’ai souvent rêvé qu’on me poussait sur scène pour reprendre le rôle (le Mendiant dans Électre de Giraudoux) que j’avais tenu deux ou trois soirs en classe de terminale. On me disait : tu l’as joué, donc tu peux encore le faire ; tu savais le rôle par cœur, il va revenir à la première réplique. Par chance, je me réveillais, en sueur, avant d’être hué. Un tel cauchemar à répétition justifierait qu’un acteur arrêtât sa carrière, même à son faîte.

Est-ce dans son livre Pour de Funès que Valère Novarina dit de l’acteur qu’il doit passer sur lui-même avant d’entrer en scène ? Image dont on peut ressentir physiquement la justesse : s’enjamber, se marcher dessus, se laisser derrière soi. Être acteur, c’est à la fois se multiplier en autant de personnages qu’on incarne de rôles, et se déposséder, se perdre entre les personnages.

Il est moins difficile pour un acteur d’entrer en scène que d’en sortir.

Depardieu (il me semble) citait ce mot de Gabin (il me semble aussi…) qu’un acteur ne doit pas chercher à cacher son corps, surtout quand il s’alourdit avec l’âge. Il doit au contraire l’imposer, massivement, se carrer sur ses deux pieds, se « piéter », selon le mot de Flaubert…

Le comble du théâtre est dans l’excès ou dans le défaut : quand un acteur joue à jouer, qu’il théâtralise son rôle, qu’il accentue la théâtralité de son personnage. Second degré difficile à atteindre. Théâtre dans le théâtre, si l’on veut, ou plutôt mise en évidence de la théâtralité du théâtre. Il est dans le défaut quand le théâtre se fait oublier : l’acteur est si naturel (à force d’artifice) que le spectateur croit une seconde à une sortie de l’illusion, comme si l’acteur avait oublié de jouer. Du grand art.

L’enfant refuse de manger les pommes de terre qui ont servi sur les planches, dans une scène de mauvais goût. Entre cour et jardin, elles ont perdu de leur réalité pour une acquérir une autre, interdite et sacrée, incomestible. Il a compris ce qu’est le théâtre.

Théâtre dans la vie : ce marchand de primeurs qui me tend une barquette de fraises en levant le doigt d’un air sentencieux et qui dit, avec un phrasé appuyé de Comédie-Française : « Et surtout, un ekcccelent dimanche ! »

jeudi 9 juin 2016

Paroles, paroles


Non, ils n’oseront pas. Et pourtant, si : « il a perdu son dernier combat. » Chaque homme, au long de sa vie, accumule suffisamment d’images pour qu’on les lui resserve au moment de son éloge funèbre.

Boxe aussi : on vend aux enchères des lettres de Marcel Cerdan à son « petit Piaf ». Il encourage sa maîtresse chanteuse à prendre le public et à le mettre « définitivement K.O. ». Dans une autre lettre, il lui dit que le « petit boxeur » qu’il est prend tous les coups, y compris ceux de l’amour : « tu voulais le savoir et bien voilà, je suis battu et par K.O. encore mais je t’en prie n’en profite pas trop, ne me fais pas trop souffrir. » Quand c’est lui qui l’emploie, la métaphore de la boxe sonne juste, parce qu’elle est vécue. Il a payé pour avoir le droit de s’en servir.

Les journalistes ont tellement intériorisé le mépris que le public leur porte qu’ils s’efforcent de le mériter en ne donnant que ce qu’ils supposent être notre demande : le pire de l’info.

Il ne reste des hommes politiques qu’un mot, une expression, une phrase. Rarement un discours, ou un acte. Churchill : du sang et des larmes. De Gaulle : Paris outragé, etc., chienlit, quarteron de généraux. Pompidou, un poème d’Éluard au moment de l’affaire Gabrielle Russier. Mitterrand : laisser du temps au temps. Chirac : abracadabrantesque (Rimbaud), etc. Les récents présidents passent leur mandat à courir après le mot qui restera, sans le trouver.

« Nuit debout » : belle trouvaille. Simple et pourtant savante par l’hypallage (ce n’est pas la nuit qui est debout mais nous dans la nuit), forte par ce qu’elle fait surgir de puissance obscure et de volonté de ne pas dormir ni de plier, et tournure impersonnelle, comme se veut un « mouvement » sans porte-parole identifié. Ceux qui exercent le magistère de la parole légitimée, journalistes et politiques, se déchaînent contre la formule en liberté : « Nuit debout est allée se coucher », « Nuit debout et gouvernement par terre », etc. Petite monnaie dévaluée d’un étalon-or.

Les gouvernants contestés acceptent de reconnaître qu’ils se sont mal ou pas assez expliqués, qu’ils n’ont pas été compris, comme des professeurs trop peu pédagogues. Si, si, le peuple analphabète les a parfaitement compris, au contraire.

On nous fatigue avec le «récit national ». Pourquoi faudrait-il donner une continuité et une orientation à ce qui surgit sans avoir été annoncé par une scène d’exposition ? Ce qui arrive défait les belles chaînes de causes et d’effets.

L’idéologie ressort de la langue : « la colère des salariés », « la grogne des fonctionnaires ». Un journaliste, sauf de L’Humanité, s’interdit le mot « lutte ». Il lui reste les enfantillages de la colère ou de la grogne.