lundi 29 février 2016

Au mérite


MOI. Quelles merveilles, ses notices. Lui seul était capable d’en rédiger de pareilles. Pourquoi est-il mort ?

AMIE D. À cause de sa femme...

MOI. Si un homme méritait de vivre, c’était lui.

AMIE D. Est-ce qu’il y a un seul homme qui mérite de vivre ?


dimanche 28 février 2016

Marc Renneville


Conférence de Marc Renneville sur la phrénologie. Régal d’érudition accessible, réflexions profondes sur l’erreur et la vérité dans l’histoire des sciences, allers-retours éclairants entre passé et présent.


À un moment, Marc mentionne ces formules qu’il paraît citer : quand on ne s’aime pas, on fait de la psychologie ; quand on n’aime pas son époque, on fait de la sociologie ; quand on n’aime ni soi ni son époque, on fait de l’ethnologie. Et il ajoute : si on fait de l’histoire, c’est qu’on n’aime pas le présent.


Je me demande ce qu’il faut ne pas aimer pour faire de la littérature : peut-être la réalité.


vendredi 26 février 2016

État du monde


Les États-Unis ont renoncé à être les gendarmes du monde. On s’en réjouirait, s’ils ne laissaient toute la place, dans le grand jeu des nations désunies, aux voleurs du monde.


Internet a réussi l’impensable : connecter l’extrême singulier (mon profil, ma photo, mon statut) et le collectif mondialisé. Autres alliances : le tout gratuit et le tout payant, la démocratie directe et les outils du totalitarisme, le bien (don’t be evil) et l’instrumentalisation par les mauvaises causes, l’universalité et le particularisme local.


« Le Carnaval de Nice s’est ouvert sous haute protection policière. » Bas les masques. À l’origine fondé sur la subversion sociale et le défi à la Police, le carnaval demande désormais à l’ordre de garantir son désordre.


jeudi 25 février 2016

Un peu de littérature


Paradigmes. Les modèles de la littérature ont été, par ordre chronologique, la peinture (ut pictura poesis), la rhétorique, la zoologie (Balzac), la biologie (Zola), la linguistique (structurale), et aujourd’hui, l’économie ? Lire l’essai de Bernard Maris sur Houellebecq économiste.


La fiction a perdu de sa force. Aujourd’hui, pour s’imposer en écrivant, il faut donner du vécu, du saignant, payer de sa personne. Signe des temps : D’après une histoire vraie de Delphine de Vigan, classé roman, faisant passer en titre une mention du « paratexte ». Le film Intouchables aurait-il eu le même succès s’il n’avait pas été soutenu par l’antériorité d’un fait biographique, les « acteurs » réels apparaissant d’ailleurs au générique de fin ? Désormais, un film, un livre doivent s’accompagner d’un bandeau ou d’une bande annonce : « inspiré de faits réels » (par exemple le film Le Revenant ). Autrefois, on se protégeait en écrivant : « Toute ressemblance avec des personnes existantes ou ayant existé est purement fortuite ».


Que deviendrait le succès d’Édouard Louis si l’on apprenait qu’il invente au lieu de raconter ses origines dans En finir avec Eddie Belleguelle ou un sordide fait divers dans Histoire de la violence, au titre pourtant aussi général et abstrait que l’Histoire de la sexualité de Foucault ? Ces deux livres portent bien l’étiquette « roman » sur la couverture, en contradiction avec le discours de l’auteur. Si je me souviens bien, des journalistes mal intentionnés s’étaient rendus dans son village natal pour s’entendre dire, de la part des proches scandalisés, que ce n’était pas si pire. Cette chasse à l’homme derrière l’écrivain a connu un moment particulièrement douloureux et malsain, quand Bernard Pivot, un certain vendredi soir, a poussé Madeleine Chapsal jusqu’aux larmes en l’obligeant à reconnaître que son personnage de vieille femme martyrisée par un jeune amant, c’était bien elle.


On a perdu le goût de la fiction, d’une certaine gratuité, de la force affirmative de l’imagination.


L’auteure Misha Defonseca a été condamnée à rembourser 22,5 millions de dollars à son éditeur pour avoir imaginé l’histoire d’une petite fille juive sauvée pendant la guerre par des loups (Survivre avec des loups). Bon, elle a fait passer son roman pour une autobiographie, cédant à la dictature de l’histoire vraie. Il y a eu tromperie sur la marchandise, mais simplement pour les lecteurs qui croient aux histoires vraies. D’ailleurs, ont-ils demandé à être remboursés de leur achat ? à recevoir un dédommagement pour préjudice moral ? En relisant l’ouvrage après le procès, ils ont déplacé l’intérêt qu’ils ont pris à l’histoire vers le récit. Non pas : quelle vie ! mais : quelle imagination !


Voyez cette auteure d’autofiction qui se place volontairement dans des situations tordues pour trouver de quoi écrire.

mardi 23 février 2016

Baden-Baden – 5


L’hôtelier à qui l’on demande s’il nous recommanderait le restaurant voisin : Non, trop touristique. Alors, où aller à Baden pour manger allemand ? À Baden, non, bas bozible, bas bozible de manger allemand.


Présentation de Bade au XIXe siècle, par un médecin : « L’air de Bade [procure] un sommeil réparateur. Cette action bienfaisante se remarque tous les jours sur des sujets affaiblis par une vie sédentaire, des travaux de cabinet trop prolongés […]. Les hypocondriaques, les femmes hystériques, les malades qui sont las de la vie, abattus par les chagrins profonds, ou éprouvés par de cruelles déceptions, recouvrent bien vite à Bade le désir de vivre et se rattachent à l’existence au milieu de cette nature splendide et vivifiante » (Dr Aimé Robert, Bade et ses thermes, Germer-Baillière, 1860, p. 4-5). Cette langue vaut tous les remèdes.


Déjà le jour marqué sur le billet de retour. Bien sûr, le soleil se montre quand on part. On n’a pas vu ceci, on n’est pas allé là, on n’a pas eu le temps de faire ce qu’on avait dit. Toujours garder une raison de revenir dans les lieux que l’on quitte. Chaque lieu à l’image de chaque jour : l’envisager comme si c’était la dernière fois qu’on le voyait, et en même temps la promesse d’une suite.


dimanche 21 février 2016

Baden-Baden – 4


Allee Haus. C’est ici, la plaque de la maison en fait foi. C’était bien l’adresse qui figurait à l’en-tête de ses lettres. Les gardiens ignorent qui a vécu ici. Une mention explicite sur la Feuille de Bade apporte la preuve, irréfutable. C’était ici. Mais la maison a peut-être été reconstruite sur le même emplacement. Tout, à l’intérieur, sent le neuf : le plancher, les fenêtres, l’escalier. Il ne reste rien.


Schlostrasse. C’est au 7. Photos sous tous les angles, rêverie, plaisanteries sur les noms des sonnettes : le sien ne s’y trouve pas. Et puis non, c’était le 8 ! Retour sur place, re-photos. Avec un degré de certitude absolu : le mari a fait graver ses propres initiales dans la pierre. Du coup, on se retrouve dans la situation ridicule de Frédéric, fantasmant sous les fausses fenêtres de sa bien-aimée. Quelle différence, entre la vraie maison et la fausse ? L’émotion venait aussi bien. Affaire de croyance. De quelle nature, cette émotion ? Fétichisme, folie identificatoire, érudition s’humanisant, vertige de la coïncidence ?
Je photographie les marches usées, la vue qu’elle avait en sortant de cette maison. Temps gris, rue en pente. De quoi déprimer. D’ailleurs, elle déprima.


Vint-il la voir, quand il vint ? Il écrivait une histoire en rapport avec leur histoire. Peut-être eut-il peur de la revoir, comme un écran entre la fiction et lui.


Achern, imprononçable, Illenau. Des bâtiments grands comme une ville pour enfermer tous les fous, à droite, les folles, à gauche. Ces marches incurvées, ces piliers rayés, cette borne écornée a une chance d’avoir été là. Cimetière, à la recherche d’une morte depuis plus d’un siècle. La tombe a disparu. Double mort, comme on dit double peine.


Venu ici il y a combien, quarante et des années. Avec l’ex-épouse. Souvenirs de rats la nuit qui fourrageaient dans les réserves hors de la tente, plantée près d’un cours d’eau ; et la tache blanche d’un bâtiment, probablement le Casino.

samedi 20 février 2016

Baden-Baden – 3


Le Russe blanc à cheveux plus sel que poivre, qui traîne à son bras une poupée russe albinos vêtue en fourrure d’hermine, de quelle poudre blanche ou de quelle traite des blanches provient l’argent qu’il a blanchi ?


« The Casino itself, founded in 1838 by Jacques Bénazet, has a rich history. » Rich history, est-ce bien nécessaire?


Casino. Le jardin d’hiver. Dégâts collatéraux de Louis XIV : les puissants ont voulu imiter Versailles. Mais sans le Soleil, les marbres, les ors et les miroirs sentent le bourgeois parvenu.


Salle florentine (ou salle des mille bougies). « L’orchestre jouait dans une nacelle en forme de coquille énorme qui descendait du plafond. » Pourquoi installer l’orchestre sur une estrade alors qu’il peut sortir comme un deus ex machina ?


Sophienstrasse. À voir les prix inscrits sur les étiquettes Hermès, on comprend que ce dieu grec était à la fois celui des commerçants et des voleurs.


Conversationshaus. Ce nom évoque un temps où la richesse, le titre de naissance, la dextérité aux exercices du corps, la chance au jeu, la grâce n’étaient rien, ou peu de chose, sans l’esprit.


Baden-Baden – 2


Gare de l’Est, on est déjà en Allemagne : les agents de la DB, l’accent, les messages sur le quai. Peut-être pas besoin d’y aller, comme Des Esseintes qui s’arrête dans un pub anglais de la Capitale.


La langue française n’existe plus à l’étranger. Personne ne la parle dans les hôtels internationaux, pourtant à la frontière. Difficile de trouver un menu, un dépliant, un cartel avec une traduction en français. Après l’anglais, la deuxième langue de Bade est le russe.


Alors, raconte. Rien à raconter. Cauchemar des rédactions d’enfance : racontez un voyage, ou pire : votre plus beau jour de vacances. Variante souriante : « Envoie-moi des photos de tes émotions ». Se laissent-elles prendre ?


Maudire les touristes quand on en est un soi-même. Déplorer la dégradation et la marchandisation des villes touristiques en venant user leurs pierres et développer leur commerce.


Bade, Bain tout court, a dû sembler trop mince. Alors, un esprit orgueilleux a mis au pluriel et a répété : Baden-Baden, Bains-les-Bains. C’est malin.


jeudi 18 février 2016

Baden Baden – 1


Dans les nouvelles rames de TGV, la vitesse s’affiche sur un écran. 230, 240, 249, 251. Brusquement, ressenti de vibrations, sensation de léger tangage, peur du déraillement : uniquement à cause du chiffre.


À la place de devant, une vieille dame qui parle très fort dans son portable. En arabe, sauf erreur. Par ci par là, un seul mot en français : « merde », qui ponctue les phrases. Le français, comme langue de « merde », langue pour dire la « merde ». Peut-être qu’il n’y a pas de Cambronne arabe.


Les Allemands parlent allemand entre eux, sans accent, très vite, et ils ont l’air de se comprendre parfaitement.


mardi 16 février 2016

Écrire maintenant


« Écrire un poème après Auschwitz est barbare... ». La formule d’Adorno devient souvent : il n’est pas possible d’écrire après Auschwitz. Ses mots sont plus précis, plus restrictifs aussi : en limitant au poème, il n’exclut pas toute forme d’écriture, en particulier la non-fiction, comme témoignage. « Barbare » surprend, pour condamner la poésie d’après les camps. Au contraire, pourrait-on penser : le poème, loin d’être barbare, est la meilleure réponse à la barbarie. C’était après la seconde guerre. En 2016, la question est : comment écrire pendant la barbarie et avant la catastrophe annoncée ?


« Trouver une langue », urgence de Rimbaud. Pour dire à la fois l’extrême singulier et la norme mondialisée, la solitude des atomes et les connexions agglutinantes, les grands déplacements et déménagements, l’instantané sans mémoire, la complexité et la pauvre simplicité humaine de ce qui est primaire : la faim, la misère, la mort. Après l’unanimisme, le simultanéisme, quelle forme collective ?


L’actualité en flux continu va vite. Sur France Info, les journalistes ont un débit de plus en plus précipité, haletant. Ont-ils fait trois fois le tour de la Maison ronde avant de rejoindre le studio ? Non, ils courent après l’info. Autre tendance lourde : l’attaque agressive des mots, le roulement de tambour des « r », l’accent mis sur la première syllabe, à contretemps. Pour mimer, sans doute, la violence du monde.


dimanche 14 février 2016

Justin et Emma


Pour la Saint-Valentin, ce chant d’amour du petit Justin, le commis de Homais, à Madame Bovary morte. C’est le seul amoureux vrai d’Emma : juste un. Vous n’avez pas lu ces lignes dans le roman ? Normal : elles figurent dans les brouillons. Flaubert ne les a pas retenues pour le texte final. On peut les trouver dans l’édition intégrale des manuscrits, à l’adresse : http://www.bovary.fr. Ce passage figure dans le vol. 6, f° 296.

Code de transcription : […] barré ; <…> ajout entre les lignes ou dans la marge



C’était Justin. il pleurait sur la fossée [sic] comblée. il se maudissait <sa jeunesse>. il s’accusait de cette mort. il était plus [triste &] <[plus désolé plus]> désespéré que s’il eût perdu sa mère. Elle avait été pr lui la <seule> femme qu’il l’eût [sic] au monde <dans la contemplation permanente de cette femme qui était pr lui la seule femme du monde> et il [l’adora] l’aimait, confusément dans le tumulte de sens [à leur éveil] <vierges avec> le premier ébahissement de la beauté & les [langueurs] < mélancolies> de la passion qui s’ignore. il s’apercevait <maintenant> de l’immense douceur qu’[il y avait eu à vivre près d’elle] elle <avait répandue sur sa vie> & sentait un vide [aff] nouveau en lui, sentiment d’autant plus fort qu’il était <désintéressé> sans analyse ‒ sans espoir, ni but. C’était comme un <instinct> blessé ‒ comme une religion détruite. <comme un soleil perdu>

et libre maintenant de toute contrainte ‒ il s’en donnait (de sa tristesse) à plein coeur, tout à son aise, abondamment à genoux & ne pouvant arracher de ses yeux de cette place où était enfermé cet être <si doux &> si beau [si bon] qu’il ne reverrait pas. La lune, de temps à autres entre des nuages bruns ‒ il la regardait dans le ciel ‒ & [plus] trempé de pleurs & secoué comme les branches des sapins que le vent agitait <courbait> autour de lui.

[et plus tard. quand il apprit ‒ tuée [pr] & peut-être pr lui & en conçut tant d’estime pr lui-même qu’il devint un cavalier parfait aplomb. [Cavalier parfait]]
[Justin, quand son patron fut couché, s’esquiva et fut au cimetière ‒ 
il s’agenouilla sur la terre ‒ prosterné ‒ priant désolé. il se reprochait d’être la cause de sa mort. ‒ le sentiment d’une profanation d’un sacrilège. un crime énorme. ‒ il avait détruit la Femme par excellence <la Beauté>. une impératrice un ange. ‒ la source de Voluptés d’autant plus infinies qu’il ne les connaissait pas <ne sachant quoi prendre pr elle, quoi enfouir ‒ besoin de sacrifice. casser 2 branches de sapin croix.>]

Houellebecq par Chevillard


Au réveil, je fais un tour sur le blog d’Éric Chevillard, L’autofictif, pour prendre une leçon d’écriture quotidienne, une sorte de gymnastique mentale. C’est souvent drôle et profond. Mais quand il est sérieux, il lui arrive de manquer la cible. Par exemple ce 12 février 2016, sous le n° 2864 :
Et si le tableau du monde que dresse Houellebecq, ce côté sociologue balzacien sagace qu’on lui reconnaît généralement, n’était au vrai qu’une extrapolation de sa dépression et de sa décrépitude personnelles ?
Le ne… que réducteur, celui des maximes de La Rochefoucauld, relève ici du petit esprit sainte-beuvien, consistant à rabaisser l’œuvre à la dimension mesquine de la personne. Au vrai : on fait croire qu’on dévoile l’être sous l’apparence, alors qu’on fourre le nez dans les dessous, peu reluisants et mal odorants. Posons autrement le rapport entre « tableau du monde » et la personne de Houellebecq : sa dépression et sa décrépitude (affichées, revendiquées) ne sont-elles pas les conditions qui lui permettent de voir clair dans la marche du monde et d’en présenter un « tableau » juste ? À monde qui va mal, il faut peut-être des écrivains mal portants. L’humour d’Éric Chevillard lui assure une bonne santé réjouissante, en fin de compte.


samedi 13 février 2016

En écoutant la radio


Ouf, on a encore évité ce mois-ci un vendredi 13. Il faudra attendre le joli mois de mai. On réfléchira à deux fois avant de prendre un verre en terrasse ou d’aller au concert.


La Princesse a raison. Encore dans le poste ce matin, les braqueurs étaient lourdement armés. On rêve d’un monde journalistique où tous ceux qui portent flingues seraient légèrement armés.


Ah bon, c’est ça, la chirurgie ambulatoire ? Le patient n’est pas opéré pendant qu’il marche ?


Un commentateur de la bourse, à tendance baissière : « on est sur une dynamique mauvaise. » Mme Christine Lagarde et sa « croissance négative » ont fait école.


jeudi 11 février 2016

Insignifiances


Courses du matin. Sur le trottoir, à côté d’un magasin de chaussures, en attente des poubelles de demain, plusieurs boîtes à chaussures, de belles boîtes. Comme j’aime. Pour ranger quoi ? Je trouverai bien quelque chose à mettre dedans. Je passe mon chemin, revient, regarde autour. Du monde, mais pas trop, et pas de têtes connues. Finalement, je prends la plus petite, et me sauve comme un voleur. Je sais à quoi elle va servir.


Le marchand m’appelle « jeune homme ». Mauvais signe. À côté de moi, une clientèle demande à la marchande des nouvelles d’Unetelle, une autre marchande j’imagine. Ça va, ça va, elle fait aller. La cliente insiste : Qu’est-ce qu’elle a ? C’est grave ? La marchande élude, ça va, de la fatigue, elle se repose, elle reviendra bientôt. La cliente, pas satisfaite : C’est de la dépression ? Cette fois, la marchande se concentre sur sa balance. Elle a compris que la cliente demandait de ses propres nouvelles.


Sur le chemin du retour, le cabas plein, je croise J.-C. M., au bras de son épouse. Je le trouve un peu amaigri. Peut-être malade. Plus loin, assis à une table extérieure du café de la gare, je reconnais P. R. Sa barbe a poussé, et peut-être un peu blanchi, me semble-t-il.
Ah non, J.-C. M. et P. R. sont morts, le premier depuis trois mois, le second depuis deux ou trois ans. Comment appelle-t-on ces illusions de la mémoire ? Fausse reconnaissance, peut-être. À partir de quel taux d’anciens morts croisés dans une journée peut-on se dire qu’il ne s’agit pas de fausses reconnaissances, mais qu’on est effectivement passé de l’autre côté ?


Dans la boîte aux lettres, un mot de ma vieille correspondante anglaise : « Dear. I’m eternally grateful to you. Très reconnaissante à vous pour avoir m’encourager a lire Lettres de Flaubert. Il est ma solace et confort. Chaque fois que j’ouvre mon Plëiade. Merci – un vrai ami. Affection. N. »


À la radio : un journaliste annonce que la Bourse dévisse, plonge, dégringole, avec l’envolée de Don Diègue disant à son fils : Va, cours, vole et nous venge. Pourquoi mon humeur est-elle toujours inversement proportionnelle à la courbe des valeurs boursières ?


mardi 9 février 2016

Bibliothèque


Ce livre dans lequel j’ai publié autrefois quelques pages, je le cherche depuis plusieurs années. À quel mauvais emprunteur ai-je pu le prêter ? Il ne figure pas dans le petit cahier où je consigne maniaquement les livres qui sortent d’ici. Après si longtemps, on peut le considérer comme perdu. Je me décide à le racheter, au prix fort, content qu’il soit encore disponible chez l’éditeur. Je le récupère à la poste hier matin. Et le soir même, je le retrouve dans la bibliothèque, en rangeant un autre livre, sur l’étagère qui jouxte celle où il aurait dû être posé. Comme dirait un croyant qui voit dans cette coïncidence une preuve de la Providence : expliquez-moi ça. Que faire du livre en trop ? Le donner ? Le garder au cas, fort probable, où le volume s’égarerait à nouveau ? Mais où ranger ce deuxième exemplaire de secours, pour être sûr de le récupérer si le premier manquait encore à sa place ?


Trop plein de livres : je les regarde désormais en ennemis envahissants. Comment s’en débarrasser, intelligemment ? À qui les donner, un par un, ou par lots, pour qu’ils reprennent du sens en d’autres mains ? La Princesse n’est pas pour rien dans ce désir de faire le vide, ou du moins de la place. Geste du père qui aérait les carottes semées à la volée, en épilant neuf poils verts sur dix pour qu’un seul grandît. Il appelait cela dédruire, pas détruire : dédruire. Le soulignement rouge de Word m’apprend que ce mot ne se trouve pas dans les dictionnaires usuels. Une petite recherche sur Internet le fait pourtant apparaître, avec sa définition (« éclaircir un semis trop serré », ça je savais) et sa localisation dans le patois mantois (région de Mantes-la-Jolie). Comment était-il passé du Mantois au Beauvaisis ?


dimanche 7 février 2016

Deux rêves politiques

La nuit dernière, j’ai été visité par Julie Gayet. Le sujet et l’objet de sa visite m’échappent, mais c’était bien elle, c’est sûr. Déjà qu’elle coûte cher au budget de l'État, comme jadis la fille cachée de Mitterrand: de quel droit pénètre-t-elle de nuit chez un honnête contribuable ?


Le problème avec les hommes (= les femmes) politiques, c’est qu’ils aiment le pouvoir. Ne pourrait-on pas le confier à ceux qui ne l’aiment pas, après un test sévère ? Tous disent que le pouvoir ne les intéresse pas, qu’ils n’ont pas d’ambition personnelle, qu’ils ne pensent qu’au bien public, qu’ils ont cédé à l’amicale pression de leurs amis, etc. Prenons-les au mot, et mettons en place un système de primaire qui désignerait le plus désintéressé. Il y a un précédent dans l’histoire : Cincinnatus, l’homme à la charrue, et qui y retourne après avoir occupé une place pour laquelle il ne se sentait aucun goût.


samedi 6 février 2016

Mort de Pierre Sineux, Président de l'université de Caen: l'hommage des abstracteurs

Un homme est mort. Il était Président de l’université de Caen.
La presse raconte son parcours: fils d’agriculteur, étudiant dans cette même université de Caen. On se dit que l’ascenseur social a bien fonctionné pour lui.
Il était spécialiste de religion grecque antique. Cet homme avait fait ses humanités à l’ancienne, c’était un humaniste, il avait sondé l’archéologie des mots et des pensées.
On ne sait pas de quoi est mort Pierre Sineux, à 54 ans. On parle d’une «maladie fulgurante».
Il mérite des hommages et des éloges dus à son rang: engagement, grand serviteur, dévouement, rayonnement, etc. Banalités d’usage. Mais que dire d’original dans ces circonstances?
Et puis, voici l’hommage du maire de Caen, Joël Bruneau: les actions de Pierre Sineux
«en faveur des étudiants ont permis le développement de l’offre estudiantine et l’ouverture à l’international de l’université».
Voici que la raison de la mort de Pierre Sineux commence à se préciser.
Il a toujours connu des étudiants et des étudiantes que l’université accueillait, formait. Et brusquement, ces temps se sont retrouvés aussi éloignés que la religion grecque antique. On s’est mis à parler du développement de l’offre estudiantine, la marchandise des cervelles universitaires étant soumise comme les autres à la loi du marché, c’est-à-dire à l’offre et à la demande. Pierre Sineux se sentait bien dans l’université au cœur du monde, le monde venait à elle et elle allait vers le monde. Il a reçu comme un choc l’ouverture à l’international, comme la sardine est à l’huile et nos ébénistes en éléments de langage sont à l’ouest.
Les abstracteurs de langue sont passés par là: les étudiants ont été dématérialisés en ressource estudiantine et le monde que l’on croyait à peu près rond s’est aplati à l’international.
Nous comprenons désormais de quoi est mort cet homme humaniste qui avait fait ses humanités et qui savait ce que les mots veulent dire: d’une brusque hémorragie du sens des mots.