samedi 22 décembre 2018

En baisse


Pour l’instant tout est calme, les derniers gilets jaunes, le mouvement s’essouffle, la contestation marque le pas, perte de vitesse… Les journalistes constatent un retour à la normale. Dans leur intonation, on sent la satisfaction que ça rentre dans l’ordre. Il ne leur déplairait pas que rien ne se passe. Et en même temps, parce que journalistes, ils ne peuvent cacher leur excitation que quelque chose arrive, du feu, de la casse, des charges, des images à montrer.

Les journalistes sont fatigués, comme les Gilets jaunes, comme les forces de l’ordre. Les patrons de presse leur doivent probablement autant de milliers d’heures supplémentaires que l’État aux policiers. Auront-ils droit à une prime de Noël ?

En cette « veille de Noël », on avait préparé pour vous quelques séquences sourires (dernières courses, les commerces qui souffrent, quel foie gras choisir, les stations de ski, Disneyland, gares bondées pour les départs), et voici qu’il faut encore faire « priorité au direct ».

L’image montre beaucoup de gilets en jaune ; le présentateur lit sur son papier : « Mobilisation en forte baisse ». Deux messages contradictoires suffisaient, mais voici que le bandeau défilant en bas de l’écran rajoute une troisième couche : « Mobilisation surprise ».

Ceux qui ne peuvent se payer que des pâtes à Noël vont-ils enfin respecter la trêve des confiseurs ?

Juste après un reportage sur la misère, arrive une « page de publicité » pour un parfum. Avant, on supportait mieux l’obscénité du luxe. Quelque chose a changé dans le degré de tolérance.

À part Florence Aubenas, journaliste en immersion, les autres n’ont pas les mots pour raconter ni pour interviewer. Ils sont nés d’un mariage consanguin entre pouvoir et presse, qui remonte à DSK et Anne Sinclair, s’est prolongé avec Jean-Louis Borloo et Béatrice Schönberg (on l’a oubliée), François Hollande et Valérie Trierweiler, Arnaud Montebourg et Audrey Pulvar, etc. Le pouvoir reste du côté de la barbe. Ils ont le même bagage et le même langage.

C’est qu’ils apprennent vite à parler, les sans-voix, face caméra, sans baisser les yeux (pourtant on leur a dit de ne pas regarder la caméra), avec des formules percutantes à la bouche et sur le dos de leur gilet, mieux qu’après dix séminaires avec des conseillers en com. Si les sans-voix prennent la parole, manquerait plus que les sans-dents aient l’idée de mordre.

Trop d’infos tue l’info : on hésite entre dégoût et pitié pour ces nouveaux journalistes esclaves de l’info en continu, essoufflés, meublant le vide, devenus des moulins à parole, multipliant les lapsus, débitant à la chaîne des banalités en roue libre. Supplice de l’âge du direct : tu n’as plus rien à dire, et tu dois continuer à parler.

Un dixième mort provoqué par les Gilets jaunes. Un dixième mort en marge des manifestations des Gilets jaunes. C’est le même mort, mais pas tout à fait la même information.

Au lieu d’admirer la tactique du leurre, le journaliste est furieux que les Gilets jaunes aient posé un lapin aux forces de l’ordre en leur faisant croire qu’ils allaient marcher sur Versailles. Ils auraient pu prévenir, pour qu’on mette les caméras au bon endroit. Les manifestants sont très « mobiles ». Les gardes du même nom les suivent au petit trot. Mais le ministère de l’intérieur assure que les gendarmes conservent la maîtrise du terrain. Ils ont appris la leçon de Cocteau : puisque ce mouvement me dépasse, feignons de le contrôler.

Un député Marcheur immobile, qui connaît le sens de l’Histoire : « Ils ne savent pas où ils vont, ils marchent sans savoir où, on voit bien que ça n’a plus de sens. » Tant que les ronds-points servaient à tourner en rond, le monde était en ordre.

Monsieur l’Expert légitime son titre en ramenant l’inconnu au connu, en marche arrière : 68, années 30, 1789, Jacqueries.

Tics des journalistes et des experts, l’adverbe précisément. Plus on est dans le flou des motivations, des buts et des explications, plus revient le mot précisément.

Qui témoigne pour le témoin ? Qui fera la police si les policiers se mettent en grève ?

samedi 15 décembre 2018

À plat


« Tout doit être mis sur la table, tout doit être mis à plat. » Le Président a entendu le cri du peuple : il a mis ses deux mains à plat sur son bureau.


Le discours est en ligne. On peut faire une recherche sur les mots. Il a dit 12 fois « je veux » et 3 fois « nous voulons ». Ne cherchons pas plus loin.

Stratégie classique : ne pas nommer ses adversaires. Ainsi, le Président n’a pas prononcé les mots « gilets jaunes ». Comment pourraient-ils se sentir méprisés, puisqu’ils n’existent pas ?

On attendait des miracles, par exemple que le Président ressuscite Johnny Halliday, mort il y a juste un an. Ceux qui avaient applaudi son éloge funèbre portent aujourd’hui le gilet jaune.

Cette ouvrière qui ne réussit pas à joindre les deux bouts ne demande pas la lune : « juste pouvoir offrir une journée à Disneyland aux enfants ». C’est toujours comme ça avec les pauvres : tu leur fais l’aumône d’une pièce et ils courent la dépenser au profit d’une entreprise capitaliste mondialisée.

Empathie. Ressentir de l’empathie pour ceux d’en bas. Personne ne sait ce que ça veut dire, surtout pas les gens d’en bas. C’est un peu moins que de la sympathie ? un peu plus que de l’antipathie ?

Des femmes sous le calot et derrière le bouclier. On réfléchit à deux fois avant de leur jeter autre chose que des fleurs.


Raffarinade : « Policiers : des mercis jeudi, des pavés samedi ?? » Ce sont les mêmes policiers, mais entre le jeudi et le samedi, ils ont changé de cible.

samedi 8 décembre 2018

Gilets jaunes, IV


Gilets jaunes, acte IV. Dans le répertoire classique, les comédies sont en trois actes, les tragédies en cinq. Quatre actes, ça ne correspond à aucun genre connu.

Sous les Gilets jaunes, on ne voit que des peaux blanches.

Le peuple à l’Élysée : c’est seulement la Journée du Patrimoine, pour visiter après une longue queue.

VOCABULAIRE DES ÉLITES
— Le gouvernement a suspendu « la sévérisation du contrôle technique » (un invité sur France-Info, 4 décembre 2018).
— « Je peux vous répondre sur le fléchage. La fiscalité n’est plus un vecteur de décision » (une députée En marche, France Culture, 5 décembre 2018).
— Pour l’instant, la manifestation obéit à une « dynamique de calme » (un député En marche, BFM TV, 8 décembre 2018).

PAROLES DE GILETS JAUNES, lues, vues, entendues
— On a retiré la goutte, mais le vase est toujours plein.
— La vache n’a plus de lait à donner.
— La Aisne déborde.
— [Sur chacune des trois couleurs du drapeau :] 1789 ‒ 1968 ‒ 2018.
— Y’a pas de sommet sans base.
— Plutôt que de donner à ta vieille, donne à nos vieux.
— Nous aussi, on veut payer l’ISF.

DICTIONNAIRE DES JOURNALISTES
Bon enfant. Au début, toutes les manifestations sont bon enfant. On ne sait pas si ça s’accorde.
Échauffourées. Surviennent souvent au moment de la dispersion. Prononcer en détachant les syllabes, pour faire ressortir que c’est chaud, ces coups fourrés.
Jeu du chat et de la souris. Se joue entre CRS et casseurs.
Sujet. Utilisé sans complément : « c’est un sujet ». A remplacé problème. On ne parle plus de problème, au cas où il viendrait à l’idée de quelqu’un de demander comment lui apporter une solution.

samedi 1 décembre 2018

Gilets jaunes


Le carburant — c’est la goutte d’eau.

Les palettes qui brûlent, les pneus qui dégagent des fumées toxiques, le goudron qui fond, et tout ça à cause d’une taxe censée réduire la pollution.

Le rond-point pour remplacer le carrefour, c’est l’idée de génie des experts de l’aménagement du territoire : plus de quatre routes peuvent s’y rencontrer, les voitures ralentissent, la circulation est fluide. Pour toutes ces raisons, c’est aussi beaucoup plus facile à bloquer.

Les gouvernants attendent que les organisateurs de la manifestation déposent une demande d’autorisation pour emprunter un itinéraire balisé ; ils cherchent des représentants pour dialoguer. Cours toujours, le vieux monde est en toi.

Du Quartier Latin aux Champs-Élysées : on est passé des lieux de savoir aux lieux de pouvoir, des étudiants au peuple. Les slogans sont moins inventifs, mais le peuple produit quand même quelques belles figures.

Le signe d’un pouvoir aux abois, c’est que sa rhétorique apprise est en panne : il n’ose plus parler de « grogne », il a ravalé son « empathie pour ceux qui souffrent », et même il renonce à prendre le peuple pour un enfant devant son maître : il a mal compris, on va mieux lui expliquer.

Le but du libéralisme est d’atomiser le peuple en cassant les vieilles solidarités : mais quand les atomes s’agrègent à nouveau dans un bloc en fusion, il est le premier à faire semblant de regretter qu’aucune organisation ne puisse fournir un interlocuteur.

Fin du monde, fin du mois. Ajoutons-y la fin du moi : on cherche un « gilet jaune » qui veuille parler à la première personne sans être immédiatement désavoué.

Quand un micro se tend, il capte parfois des récits de vraie vie. Images simples, directes, phrases ramassées, denses d’être ressassées : cette grand-mère qui ne sait pas si elle pourra offrir un cadeau de Noël à ses petits-enfants. Honneur à l’émission de France-Culture « Les pieds sur terre » de Sonia Kronlund, le 21 novembre 2018.
https://www.franceculture.fr/emissions/les-pieds-sur-terre/la-manif-des-gilets-jaunes

On pense à cette phrase de Dumarsais : « Je suis persuadé qu’il se fait plus de figures en un seul jour de marché à la halle, qu’il ne s’en fait en plusieurs jours d’assemblées académiques » (Traité des tropes, 1730). Des linguistes sont-ils au travail sur les barricades ? Au hasard d’un reportage à la télé, cette antithèse : « On ne peut pas à la fois se serrer la ceinture et baisser son froc. » Mais c’est déjà peut-être trop élaboré pour être populaire.

Les dirigeants produisent des images pour être battus. À la première occasion, elles sont retournées et renvoyées en boomerang : « On va faire dévisser les premiers de cordée » ; « Je suis un Gaulois réfractaire ».

Déplacement du discours : signe et conséquence des révolutions.

mercredi 14 novembre 2018

Ceux de 14 et (20)18


Maurice Genevoix a été blessé au front. Apollinaire aussi : « Une belle Minerve est enfant de ma tête. »

Quel enfant de troupe, chargé de la propagande du Général en chef, a trouvé la formule « itinérance mémorielle » ? On a dû penser que le simple « parcours de mémoire » aurait prêté à confusion avec celui du combattant et avec le circuit des touristes. Surtout, l’expression aurait été comprise par tous, ce qu’il convenait d’éviter. Après les commémorations, l’enfant de troupe a reçu un blâme pour défaut d’oreille : il n’a pas entendu que dans itinérance, il y a rance et errance, et mort dans mémorielle.

Le Président Trump a annulé au dernier moment sa visite au cimetière du Bois Belleau, pour des « raisons de logistique liées au temps ». Que n’ont-ils eu la même prudence, les soldats américains de 14, restant aux abris au lieu de sortir patauger dans la boue quand il pleuvait sur le front de l’Aisne, surtout des obus.

dimanche 4 novembre 2018

Robert Faurisson


Robert Faurisson est mort, ‒ à Vichy.

Le professeur Faurisson fut d’abord professeur de Lettres. Sa première étude était consacrée à Rimbaud. Publiée dans la revue Bizarre en 1961, elle s’intitulait : A-t-on lu Rimbaud ? La question comportait la réponse : non, mais me voilà. Les étudiants d’avant mai 68 ont été émoustillés : ils ont découvert un poète adolescent de 17 ans, pas sérieux, comme eux obsédé par le sexe. « Voyelles », c’est Vois Elle. Le sonnet dessine un blason du corps féminin « in coïtu », comme disait Faurisson. Les lettres miment les zones érogènes : A noir, c’est le triangle pelvien inversé, E blanc, les deux seins si on couche la lettre à l’horizontale, etc. Jouissif, inventif, iconoclaste, somme toute convaincant. Faurisson s’en prenait au mythe du Poète. Il ne savait sans doute pas lui-même où il voulait en venir.


La suite est arrivée une décennie plus tard, sous un titre analogue : A-t-on lu Lautréamont ? (Gallimard, Essais, 1972). Faurisson s’attaquait au second mythe fondateur du Surréalisme, l’auteur des Chants de Maldoror. Sa méthode : « Il faut se soucier de ce que le profane appelle le sens premier d’un texte. Toute œuvre est d’abord à considérer en elle-même. » Pourquoi pas ? Après tout, la lecture littérale peut produire une nouvelle réception, et le structuralisme aussi s’occupait de critique interne. Sauf que la critique interne et que la recherche du sens littéral, qu’on pouvait attendre impartiales, débouchent sur un jugement de valeur : Lautréamont est un mystificateur et ses Chants un canular.  Avant d’être un négationniste, Faurisson est un réductionniste.


Nerval est le troisième auteur soumis à la même opération réductionniste, dans La Clé des Chimères et autres chimères de Nerval (Pauvert, 1977). Gérard n’est pas un farceur érotomane comme Rimbaud, ni un bouffon comme Lautréamont, mais sa poésie a fait l’objet d’une identique mythification que Faurisson s’emploie à déconstruire. Comment ? En traduisant ses vers en prose : alors, le message apparaît dans sa clarté, ses textes ont un sens et un seul. Ici, la réduction porte sur le genre : vous croyez à la puissance de la poésie, au caractère inépuisable de ses significations ? Rabattez la poésie sur la prose, et les Chimères deviendront des créatures ordinaires. Faurisson vous donne une clé et une seule, qui ouvre toutes les portes.


Entre le Faurisson réductionniste en littérature et le Faurisson négationniste en histoire, il y a continuité d’esprit et cependant une différence qui tient à la discipline : aux prises avec l’interprétation des textes, il affirmait un sens unique ; devant le matériau historique, il nie la réalité des faits. Le « faussaire de l’histoire » n’était en littérature qu’un esprit faux. On n’avait pas prévu le glissement.

mardi 30 octobre 2018

Un faux


« On attend que de grandes responsabilités échouent à des femmes » (France Inter, 9 septembre 2018)

« Donald Trump ne s’est pas embarrassé de circonvolutions » (France Inter, à propos de l’assassinat du journaliste Jamal Khashoggi)

L’attentat a fait des victimes parmi les opposants au régime. Le Dirigeant est généralement tenu pour responsable de cet acte odieux et lâche, au moins indirectement par les propos violents qu’il profère à l’encontre de ses adversaires politiques. Certains vont même jusqu’à le soupçonner d’avoir commandité cet acte de barbarie, pour installer un climat de terreur.
Par un communiqué officiel, le Palais n’a pas tardé à répondre en accusant les membres de l’opposition d’avoir monté eux-mêmes un attentat contre leurs propres amis pour faire croire à la responsabilité du Pouvoir : il suffit de se demander à qui profite le crime pour savoir qui l’a commis. L’opposition espérant tirer un bénéfice politique de cet événement, fût-ce au prix de la vie des siens, elle se désigne clairement comme la main meurtrière.
À moins que la première idée puisse se défendre, le gouvernement ourdissant un acte si grossièrement dirigé contre l’opposition qu’il lui sera ensuite facile de rejeter la faute sur les ennemis à éliminer : si le Pouvoir avait voulu commettre un attentat, il s’y serait pris autrement ; là, manifestement, nous avons affaire à un travail d’amateurs ; à leur place, on aurait fait beaucoup plus de victimes.

dimanche 21 octobre 2018

Brouillons présidentiels


Depuis quelques décennies, la mode est aux brouillons d’écrivains. On les sort des réserves, on les expose, on les numérise sur Internet, on les transcrit, on les interroge. Le lecteur entre ainsi dans le laboratoire de l’écrivain ; il le surprend raturant, arrivant à la bonne forme après beaucoup de tâtonnements. Le génie y perd en sacralité de poète inspiré ; il y gagne en humanité.

Le président-écrivain Macron inaugure l’exposition des brouillons d’un discours politique, pendant le temps même du discours. Ils sont là, mis en scène par un cadrage un peu large. On ne peut pas lire à l’envers sur les feuilles, mais on voit nettement que les papiers sont balafrés de traits et de mots au gros feutre, un peu trop gros, presque un marqueur. Ni ratures d’écriture ni ratures de relecture, comme disent les spécialistes, mais des ratures d’apparat. Quand l’orateur passe à la page suivante, il ne retourne pas celle qu’il vient de lire, mais il la fait glisser sur une autre pile, pour que le recto raturé continue à s’afficher.


En même temps, il concilie la modernité de l’ordinateur et la tradition de la main, le savoir-faire technique et l’artisanat de l’écriture. Seulement imprimé, le texte aurait paru mécanique, impersonnel, possiblement écrit par un autre. Entièrement rédigé à la main, il tirait le président vers les temps révolus de la plume et du papier.

Le dispositif du brouillon a plusieurs fonctions :
— Rattacher le nouveau président à la lignée de ses prédécesseurs qui ont écrit : De Gaulle, Pompidou, Mitterrand ;
— Montrer les traces du travail ;
— Rapprocher le président du Français de base : il est comme nous, il hésite, il n’y arrive pas du premier coup. On comprend la raison de cette mise en scène : modifier l’image de l’homme trop sûr de lui. Le brouillon est un gage d’humilité. Le président fait des fautes, mais il sait les reconnaître. Le gros trait fait au marqueur dit plusieurs choses : je pratique l’autocritique, je sais me corriger, et quand je me corrige, vous avez vu avec quelle énergie du trait. N’est-ce pas d’ailleurs ce qu’il dit, explicitement : « J’entends les critiques. »

Puisque les feuilles portent d’ostensibles traces manuscrites, il faut que l’orateur baisse la tête de temps en temps. Il n’est pas censé connaître son discours par cœur. Au lieu de fixer le prompteur au fond des yeux, il regarde ce qu’il a écrit. Comme nous, il a besoin d’un support. Le discours ne sort pas tout armé de sa tête, comme Minerve de la tête de Jupiter.


Jupiter ne fait pas de brouillons. Emmanuel Macron si, et ça se voit. Les chercheurs en génétique littéraire demandent que les brouillons du chef de l’État soient versés aux Archives nationales, pour qu’ils puissent les étudier.

mercredi 10 octobre 2018

Rebut


Les gens sont sales. Pas sur eux, ils sont plutôt propres sur eux, mais par terre, dans la nature, sur les trottoirs, sur les mers, partout. Les déchets sont devenus un tel problème planétaire qu’on a inscrit au calendrier une journée du déchet, le World Clean Up Day, et que les joggeurs sont encouragés à courir avec un sac et des pincettes pour ramasser tout ce qui traîne. Cela s’appelle le plogging.

Mais d’où vient cette incivilité généralisée ? On pourrait avancer plusieurs raisons.
1) Je paie des impôts pour les balayeurs (entendu d’une dame qui vidait son cendrier de voiture dans un caniveau).
2) Je marque mon territoire comme un chien qui pisse, comme un tagueur son mur.
3) La vie va si vite, je laisse une trace.
4) Je suis moi-même un déchet, on me traite comme une merde sociale. C’est ma signature.
5) Une canette de Coca, reste tranquille. C’est les gros qui polluent, moi à côté, petit joueur.
6) Le monde est trop rangé, lissé, aseptisé, policé. Je jette un papier comme les anarchistes posaient une bombe.
7) Punir la planète en la salissant.

Je me souviens que Michel Tournier a écrit un roman dans lequel le déchet tient une place importante, Les Météores (Gallimard, 1975). C’est à lui que je dois d’avoir appris le mot rudologie, facile à retenir.



Avis aux utilisateurs des wcs.
Devant le manque de civisme de certains nous vous rappelons qu’il y a une brosse pour nettoyer vos œuvres, chacun prend ses responsables [sic].
Nous ne sommes pas là pour contempler votre art.
Merci de votre compréhension.

Souvenir d’école. La journée commençait par une phrase de morale, calligraphiée au tableau noir. Pour l’illustrer, le maître lisait une histoire édifiante. Un garçon mal élevé se promène dans une ville allemande ou hollandaise, très propre. Il vient de France ou pire de plus bas ; il est donc sale. Il jette un papier sur un trottoir immaculé (on en profite pour expliquer le mot « immaculé »). Et là, brusquement, il sent que la ville fixe sur lui tous les yeux réprobateurs de ses mille fenêtres. Dénoncé par ces témoins muets, il fait demi-tour, ramasse le papier et le dépose dans la première poubelle venue. Retour au calme de sa conscience, à l’ordre du monde. Les yeux de la ville se referment. Je m’en souviens encore, de ces fenêtres accusatrices, soixante ans plus tard.

vendredi 28 septembre 2018

Origines


Le monde avait son origine inconnue, peinte sous X. Il a désormais retrouvé sa tête. Le sexe peint par Courbet ressemblait à tous les sexes de femme (enfin presque), le visage de Constance Quéniaux n’appartient qu’à elle. L’identification à une personne, au nom assez ridicule, se paie d’une perte de généralité. Le plaisir du voyeur va se compliquer d’une jouissance d’esthète, consistant à remembrer cette tête photographiée sur ce buste peint. Comment jointoyer les deux ?


Cette histoire peut servir d’allégorie à la rencontre de la photographie et de la peinture : Courbet peint l’intérieur coloré, vivant ; Nadar photographie l’apparence bistre, comme éteinte.

« Le visage qui se cache derrière ce nu féminin vient d’être dévoilé » (LCI, 26 septembre). Pourtant, L’Origine du monde n’avait rien à cacher.

Certains enfants nés sous X veulent savoir ; ils revendiquent le droit d’accès à leur origine. Inversement, les enfants dont les parents ne laissent aucun doute, hélas, auraient-ils le droit d’effacer la leur ?

jeudi 6 septembre 2018

Dit littéraire


Il existe même un prix des prix littéraires, au cas où la dizaine de prix ne suffirait pas à récompenser les quatre ou cinq écrivains qui écrivent.

Il y a deux catégories de livres qu’on ne lit pas jusqu’au bout : ceux qui tombent des mains aux premiers pages parce que rien ne s’y passe dans la langue ; et ceux qui, tellement forts et denses, donnent des envies d’écrire : alors, il faut interrompre sa lecture et se précipiter sur un stylo.

Certains livres sont des sources, d’autres des terminus.

On s’est déjà ému ici que la dernière maquette du Nouveau Magazine littéraire ait réduit l’adjectif littéraire à une taille microscopique : « Cache-toi, littérature. » Reste, en gros, un Magazine, qui peut être de n’importe quoi. Les trois éditoriaux de septembre 2018, qui accompagnent le départ de Raphaël Glucksmann, confirment cette portion congrue. Le sortant parle d’idéaux humanistes et débat de fond ; le patron Perdriel de radicalité dans le questionnement et d’interrogations ; l’entrant Domenach de batailles idéologiques. Au long du menu de la page d’accueil, 33 dossiers se suivent, sous le chapeau : « Autres idées ». Parmi ces dossiers, un seul prend pour titre une catégorie littéraire : « Poésie ». Les frères ennemis du Nouveau et du Nouveau Nouveau Magazine sont d’accord sur un point : les idées mènent le monde. On aimerait que ces hommes à idées aient une petite idée de la littérature.

mardi 21 août 2018

L’été tire à sa fin


Il faut savoir gré aux sans-culotte d’avoir pris la Bastille un 14 juillet et à la Vierge Marie d’être montée au Ciel un 15 août, si bien que les Juillettistes et les Aoûtiens bénéficient à égalité d’un feu d’artifice, tiré au milieu de leur mois de vacances respectif.

C’est pendant nos flâneries estivales que peut s’apprécier pleinement le travail des nouveaux architectes paysagistes de nos jardins publics. Ils ont coupé tous les arbres malades, mais aussi les arbres qui sont susceptibles d’être attaqués par un champignon mortel, et encore les arbres qui, dans vingt ans, ne seront plus adaptés au réchauffement climatique. Ils ont remplacé les fleurs par des herbes folles, plus naturelles dans leur savant désordre, et surtout sans entretien. Enfin, ils ont supprimé tous les bancs à deux places pour les remplacer par des chaises individuelles fixées au sol, au cas où un passant fatigué aurait l’idée saugrenue de s’allonger comme un clochard.

L’été 2018 restera celui des effondrements : un pont, le cours de Bayer-Monsanto en Bourse, le 10e anniversaire de la faillite de Lehman Brothers qu’on fête en famille, la popularité des politiques. Mais il n’y a pas de raison de désespérer : Ulysse est rentré à Ithaque.

On s’étonnait que #MeToo ne s’accorde qu’au féminin. L’agressée agresseuse nous rappelle opportunément que le harcèlement est moins une affaire de sexe que de domination sociale, cet insupportable rapport de pouvoir pouvant fonctionner quel que soit le genre. On attend de lire sous peu dans un grand journal du soir une tribune signée par une centaine d’hommes célèbres réclamant la liberté d’être agressés sexuellement par des actrices.

lundi 6 août 2018

Chienne de canicule


Dans les médias français, Benalla a chassé les Bleus, la Canicule a chassé Benalla. Sur le front de l’actualité estivale, les contre-feux s’allument vite. Les marronniers des journalistes arrivent avant l’automne : chauds, chauds, les marrons chauds, cette année.

Canicule : « Empr. au lat. canicula subst. fém., dimin. de canis, proprement “petite chienne” terme d’astron. » (Trésor de la langue française). Il nous semblait bien, aussi, que c’était un diminutif. Les prévisions alarmistes pour les années à venir imposeraient un augmentatif, du genre « grande chienne ».

Alerte canicule : c’est quand mes nuits sont plus chaudes que vos jours.

« La maison brûle et nous regardons ailleurs » (Jacques Chirac, discours de Johannesburg, 2 septembre 2002). Il a fallu une quinzaine d’années pour que le sens métaphorique devienne littéral, et que nous soyons dans la maison qui brûle.

La climatisation sert à supporter les hautes températures. Les hautes températures sont dues à l’effet de serre. L’effet de serre est accru par la climatisation. La climatisation, etc.

La radio nous le répète : « Pensez à prendre régulièrement des nouvelles de vos proches, en particulier des personnes vulnérables. » Je fais le tour de mes petits vieux. Ils sont au frais, merci, ils peuvent se passer de mes services. Mais voici que mon téléphone sonne : l’un de mes enfants vient prendre de mes nouvelles.

« Un pic historique de 52,9° C a été enregistré dans la vallée de la Mort » (Le Monde, 28 juillet 2018). Bientôt, la vallée n’aura plus le privilège de ce nom. Les Anciens auraient considéré ces fortes chaleurs comme un salutaire avertissement à nous préparer au feu de l’Enfer. Mais nous sommes désormais athées comme des climatologues rationalistes. Seul Donald Tweet Trump continue à croire en Dieu, qui fait la pluie et le (trop) beau temps, indépendamment des hommes qui vont au charbon.

mardi 24 juillet 2018

Alexandre et Jupiter


Pogba
Hourrah !
Benalla
Holà !

Il était question de loger Alexandre Benalla au palais de l’Alma, quai Branly, là où Anne et Mazarine Pingeot résidaient sous Mitterrand. Le nouveau président aurait-il un enfant caché avec son garde du corps ?

C’est bien la première fois qu’on ouvre un parapluie pour abriter quelqu’un qui est au-dessus.

La Toute-Puissance ne se méfie jamais assez de la domesticité.

Les mortels que nous sommes réclament l’application de la loi, la justice, la séparation des pouvoirs, la trans-pa-ren-ce, des réponses claires, etc. Mais quels petits présomptueux faisons-nous, si nous pensons que ces misérables considérations terrestres monteront jusqu’à Jupiter ?

mercredi 11 juillet 2018

Été, participe passé


Dès qu’on s’éloigne, il se passe des choses. Et au retour, les valises à défaire, le linge à laver, les messages en souffrance, les poussières à épousseter.

Pourquoi n’y a-t-il qu’une seule église à Colombey-les-Deux-Églises ?

La reine de la musette, la star de l’accordéon, est morte. C’est le chanteur Antoine qui va enfin pouvoir se reposer : depuis 52 ans, « ton accordéon me fatigue Yvette ».

On apprend à peu près simultanément que l’entreprise Monsanto, qui fabrique l’herbicide Rundup, a pris le nom de Bayer et qu’il ne faut plus appeler le Front national Front national mais Rassemblement national. Les deux entreprises ont désormais un nom propre.

Ce joueur de foot traverse une mauvaise passe. Pourtant, il a déclaré : « Il faut prendre un match après l’autre », ce qui lui a valu l’approbation du sélectionneur et une grande popularité dans le public.

Simone et Antoine Veil. Ce n’est pas le premier couple réuni au Panthéon, mais c’est la première fois que le mari suit sa femme.

Il est déjà trop tard pour éviter le mur. Alors, accélérons, avec l’espoir de passer au travers. Nous commençons à comprendre pourquoi les musiciens du Titanic continuaient à jouer quand le bateau coulait.

jeudi 14 juin 2018

Actualités, puisqu’il y a


La figure de rhétorique préférée du populisme, c’est la tautologie : « La France doit rester la France. » C’est rassurant, clos sur soi, et comment contredire ce qu’on dit deux fois à l’identique ?

Parcourant vite une actu qui défile, je lis : « le sinistre de l’Intérieur ». Non, c’est écrit « le ministre de l’Intérieur ». C’est peut-être lui qui a commis le lapsus ?

Se suicider dans un lieu saint, ça interpelle sur le message subliminal : plus près de Toi, mon Dieu ? Voyons voir si Tu es assez Puissant pour accomplir un miracle en me servant de parachute ? Tu n’existes pas puisque je m’écrase.

« Le démembrement de l’Espagne deviendrait un vrai sujet » (Manuel Vals, France Inter, 30 mai 2018). Réfléchir au sens de « sujet », aujourd’hui, employé par les politiques sans autre précision. Comme le Roi parlait de « sujet » sous l’Ancien Régime ?

« Deux hommes parurent.
L’un venait de Cour, l’autre de Jardin. Le plus grand, vêtu d’un costume occidental, marchait décontracté, la perruque blond filasse bien lissée et sa cravate rouge en sautoir. Le plus petit, dont le corps se boudinait dans un costume Mao, dressait sa tête rasée de frais.
Quand ils furent arrivés au milieu de la scène, ils se tendirent la main à la même minute, sur fond de drapeaux alternés. » (Rencontre historique, d’après Bouvard et Pécuchet.)

Le loup caché dans l’image d’Épinal. La tâche de vin sur le front de Gorbatchev dessinait l’Afghanistan. Les cheveux rasés de Kim Jong-un reproduisent les lignes de la Corée du Sud annexée.



mardi 29 mai 2018

Dictionnaire des idées reçues – quatre entrées supplémentaires


Serge Dassault. Plus de 30 ans au service de la politique (France Info, 29 mai 2018).

Maliens. Tous les Maliens ont des dispositions pour devenir pompiers. Ont appris à escalader des façades à mains nues en grimpant aux cocotiers. C’est vaguement inquiétant : s’ils en profitaient pour nous cambrioler ? Paraissent humbles, pour la raison qu’ils ne parlent pas bien le français. Tolérables s’ils sont des héros.

Héroïsme. Chaque citoyen doit accomplir dans sa vie un acte d’héroïsme, même involontaire, sous peine de déchéance de nationalité.

Luc Besson. C’est étrange comme il ressemble physiquement à Harvey Weinstein depuis quelques jours : joufflu, cheveux ras, mal rasé.

dimanche 27 mai 2018

La belle mort de Bellemare


Quand une personne connue disparaît, on ressort du frigo sa réponse à la question qui termine toutes les interviews des gens un peu âgés (il y a quelque temps, c’était obligatoirement une Radioscopie de Jacques Chancel) : « Et la mort ? ». La question était encore plus dirigée : « Qu’est-ce que vous souhaitez qu’on dise de vous quand vous serez… disparu ? »
Bellemare, de sa belle voix déjà d’outre-tombe, joue au modeste : « Oh moi, je ne suis pas important, je suis un raconteur d’histoires, alors j’aimerais qu’on rediffuse une histoire extraordinaire, extraordinaire mais vraie, et cette histoire revivrait par ma voix. »
En respect de ces dernières volontés, on s’attend donc à un bout d’histoire, avec cette voix « reconnaissable entre toutes », cette voix qui dramatisait les faits divers insignifiants. Au lieu de ça, on entend le marteau enfoncer le premier clou du couvercle : « Pierre Bellemare fut aussi le créateur de télé-achat. »

dimanche 20 mai 2018

Affaires


Affaire Seznec. Enfin, l’os retrouvé dans son jardin a parlé. C’est bien Guillaume Seznec qui a tué le bœuf. L’enquête est rouverte.

« Les riches, ils n’ont pas besoin d’un président, ils se débrouillent très bien seuls » (Emmanuel Macron, président, 12 avril 2018). Les pauvres ont appris à se débrouiller tout seuls aussi, et s’ils ont de nombreux besoins, ils ont renoncé depuis longtemps à celui d’un président.

La Palme d’or de la bêtise indécente revient à une publicité de la Fondation Abbé Pierre : à la radio, on y entend un pauvre, la voix cassée par la rue, supplier un riche de lui faire l’aumône, avec cet argument : « Réduisez votre impôt sur la fortune immobilière. Merci. » Sur l’image, le pauvre à tête de l’emploi arbore une pancarte impeccablement calligraphiée. Voilà un pauvre bien informé des dernières dispositions fiscales, et qui sait prendre les riches par les sentiments. Reviens, l’Abbé, le dos des publicistes de ta Fondation mérite ta canne !

samedi 12 mai 2018

G. G.


Après Postscript, qui suivait Épilogue, qui suivait Apostille, qui suivait Codicille, qui suivait Bardadrac, Gérard Genette décida que le vocabulaire ne lui offrait plus d’autre mot pour ajouter un livre supplémentaire, sauf à publier un Posthume, qui viendra peut-être, et avec cette élégance ironique qu’on lui connaît, il tira sa révérence.

La longue phrase enveloppée de Genette se réfléchit constamment, dans la distance de l’intelligence et de l’humour.

On l’accusa de jargon, de formalisme. Rien de plus clair cependant que cette démarche qui fuit les à-peu-près et crée à mesure ses propres instruments en les expliquant, et touche au fond par l’analyse des rapports entre les éléments, ce qui est la définition du structuralisme.

Lors d’un entretien pour le Magazine littéraire (n° 328, janvier 1995), mon rudimentaire magnétophone à cassettes émis un son aigu. Genette eut un sursaut qui me parut exagéré. Je trouve l’explication dans l’un des livres bardadresques : il souffrait d’hyperacousie. Je m’en veux de lui avoir abîmé l’oreille, qu’il avait si musicienne.

Qu’on le considère comme écrivain à partir de Bardadrac lui inspirait des réflexions amères et cinglantes : écrivain, il l’était dès le premier recueil d’essais. Avec Barthes, il a contribué à brouiller la frontière entre critique et littérature. À la réflexion, je me demande s’il n’aurait pas dû pousser l’analyse jusqu’à faire apparaître cette différence indépassable : le critique a toujours un objet, alors que l’écrivain avance à l’aveugle, sur rien, sans garde-fou.

Sollicité pour participer à un volume ludique de Lettres à Flaubert (Thierry Marchaisse, 2017), G. G. envoya ce billet, d’une belle écriture élancée : « Merci de votre invitation, mais comme Gustave ne répond jamais à mes lettres… »

samedi 5 mai 2018

Sexe, sexuel, sexisme


Médecins sans frontières reconnaît « 24 cas de harcèlement ou abus sexuels en son sein ». Certains harceleurs s’en prennent aussi à d’autres parties de l’anatomie.

Et toujours pas une seule plainte d’homme pour harcèlement sexuel. Ce qui prouve bien la différence des sexes.

Un « célibataire involontaire », dont les avances ont été repoussées par les dames, jette sa voiture dans la foule. Parmi les morts, statistiquement, sans doute quelques « célibataires involontaires » comme lui, malheureux en amour, mais désireux de vivre encore. La cible adaptée, sans vouloir donner des idées, eût été un rassemblement de célibataires sur la route du bonheur, un cortège de mariage, un speed dating, la foire nationale du célibataire à Mézériat (département de l’Ain), sur la place du Marché, etc.

En raison d’un scandale sexuel, le prix Nobel de littérature ne sera pas attribué cette année. La portée de cette annulation est moindre si l’on songe que c’était le tour d’une femme. Les écrivain.e.s qui n’auront jamais obtenu le prix pourront dire que leur nom figurait sur la liste de 2018.

mardi 1 mai 2018

Langue


Le banquier avait ouvert un compte en Suisse sous un nom d’emprunt.

Entendu à la radio : « On va remettre les choses à plat et toutes les cartes seront sur la table. »

Une petite fille, passant sur un trottoir : « Mamy, elle est plus vieille que maman et elle est même pas toujours morte. »

Il trouvait Armstrong assez mauvais. Peut-être se trompait-il.

Les faucons seraient moins dangereux si parmi eux ne se glissaient autant de vrais.

C’est beau les coquillages, mais quand on pense que ce sont des squelettes.

Pourquoi le mot « exemple » a-t-il une forte tendance à se répéter, après l’expression « par exemple » ? « Par exemple, on peut citer l’exemple… » L’exemple ne peut s’empêcher de se donner en exemple.

lundi 16 avril 2018

Théâtre du monde


Une spectatrice félicite un acteur qui joue un personnage bégayant : « J’aimerais bien perdre mon latin avec vous. »

Sur scène, on joue à représenter des rapports de pouvoir : hommes / femmes ; maîtres / valets ; bourgeois / domestiques. Mais en coulisses, les acteurs amateurs oublient les hiérarchies de la vie réelle et les neutralisent dans la communauté du jeu. Deux lectures possibles : ou bien l’illusion théâtrale conforte la dure loi sociale qui se rétablit à la sortie du théâtre (version Rousseau dans sa Lettre à l’Alembert sur les spectacles) ou bien : la preuve qu’une société égalitaire est possible, regardez des acteurs derrière la toile. Il suffirait de transposer sur la scène du monde les liens horizontaux qui se nouent dans la troupe.

Les puissants inspirent la terreur, comme des monstres shakespeariens : ce qui est nouveau, c’est qu’ils cumulent à la fois les rôles de bouffon et de tyran. Il faut remonter à Néron.

1°. Commettre un acte dans la réalité, par exemple un meurtre, par exemple un meurtre de masse.
2°. Déclarer que ce meurtre a été mis en scène par ceux qui le dénoncent. D’ailleurs, si nous l’avions commis, on peut nous faire confiance, on n’aurait pas loupé la cible. Là, pardon, mais c’est du travail de simulateurs, ni fait ni à faire.
3°. Boucler les abords du site, arriver le premier sur zone, effacer ici, ajouter là, modifier la disposition du décor, bouger les corps. Vous disiez ?

dimanche 15 avril 2018

Écrire


Chateaubriand se promettait de revenir chez les vivants corriger les épreuves des Mémoires d’outre-tombe. Ce serait rapide car, disait-il, « les morts vont vite ». Michel Foucault a pourtant pris 34 ans pour terminer le tome IV de son Histoire de la sexualité. Son éditeur annonce qu’il prépare le tome V et dernier, pourvu d’appendices, des notes et des brouillons des quatre précédents.

Mort de Jean Salem. Dans sa rubrique nécrologique publiée par Le Monde (19 janvier 2018), on apprend que son père, Henri Alleg, a écrit La Question, alors qu’il était détenu, « sur des feuilles de papier hygiénique qu’il parvient à faire passer à ses avocats ». Ses tortionnaires avaient négligé de le priver de ce support d’écriture.

Dissolution de la notion de genre, constatée dans la manière désinvolte dont Télérama indexe les films. Des gens sans importance d’Henri Verneuil (1955) : « Genre : comédie humaine et prolétaire ». La Règle du jeu : « Genre : Indépassable ». Les Demoiselles de Rochefort : « Genre : mélodie du bonheur ». Un genre sert à classer, à comprendre les individus dans une espèce. Si chaque film relève d’un genre particulier, qui n’appartient qu’à lui, alors la notion de genre disparaît. Triomphe de la singularité irréductible. On perd le collectif : ce qui permet de com-prendre.

jeudi 22 mars 2018

SNCF


Dans un journal, je n’ai pas noté lequel : « Philippe promet de réformer la SNCF à grande vitesse. » L’ambiguïté du complément (« à grande vitesse » se rapporte aussi bien à SNCF qu’à la réforme), l’image du TGV pour caractériser le tempo politique « naturalisent » en quelque sorte la décision politique : il semble normal d’appliquer à la SNCF un régime qui appartient à son identité. L’image interne enferme et rend acceptable le train de mesures : on a bien dû la faire aussi, celle-là. Le chemin de fer est un grand pourvoyeur d’images, sans doute parce qu’il a forgé l’identité de la nation.

On a coupé le rail en deux (les infrastructures d’un côté, le matériel roulant de l’autre), on a rapproché les villes à grande vitesse et décroché les campagnes, on a déchargé le fret vers les camions, et ceux qui ont fait dérailler la locomotive s’étonnent que ça marche moins bien.

Les gares de triage, ces grands « nœuds » ferroviaires, sont devenues des cimetières de locomotives, qui pourrissent là en attendant un désamiantage trop onéreux. Il arrive même qu’entre les files de locomotives attachées les unes derrière les autres comme des trains complets, on retrouve un vieux cheminot pendu.

Les cheminots ont été les premiers et les plus grands résistants. C’est peut-être cet esprit de résistance qui déplaît aux gouvernements, quels qu’ils soient. En cas de nouvelle occupation, eux une fois cassés, qui s’opposerait ?

mardi 20 mars 2018

Conservations captées


— Pourquoi est-ce que tu ne te mets pas à droite, du côté de ma bonne oreille ?
— Parce que je préfère être à ta gauche.

— Ça monte et ça descend, dans cette ville.
— Il y a un peu des deux.

— Il faudrait quand même te décider.
— J’ai un peu de mal à choisir.
— Entre quoi et quoi ?
— Soit je suis en mode répartir à zéro, soit je laisse complètement tomber. Et là, je penche plutôt pour (ils s’éloignent).

Une vieille dame à la Poste. Elle remplit un formulaire.
— Je m’applique pour écrire, comme un écolier, sinon ma main va partir dans le vent.

jeudi 8 mars 2018

Littéralement incorrect


Les Juifs ne supportent plus l’humour juif ; les féministes ne supportent plus les blagues sexistes ; les hommes politiques n’ont jamais supporté les poires de Philippon, etc. Par gros temps de radicalisation et de violence verbale, tous voient dans ces formes décalées l’expression d’une discrimination, d’un racisme, d’un antiféminisme, etc. L’époque est au littéralement correct, au premier degré. Il y a peu, on célébrait Voltaire pour son Traité de la tolérance. Aujourd’hui, on le condamnerait pour son maniement de l’ironie. Pourtant, qu’est-ce qu’on peut inventer de mieux que le second degré (la blague, l’humour, l’ironie, toutes les formes du rire qui est « le propre de l’homme ») pour déconstruire le discours de l’adversaire sans imposer soi-même une vérité oppressante ?

Enfin les féministes ont été entendues. Depuis longtemps, elles protestaient contre l’habitude des météorologistes de donner aux tempêtes et aux cyclones des noms exclusivement féminins (on dit même qu’ils choisissaient le nom de leur « petites amies »). C’était conforter le mythe de la femme fatale, dévastatrice, calamité naturelle, etc. Depuis le 1er décembre 2017, la mixité règne dans les perturbations. Il y aura autant de tempêtes femelles que d’ouragans mâles.

J’en connais un qui milite pour l’égalité entre les hommes et les hommes.

jeudi 1 mars 2018

Avis de grand froid


Scènes vues, à quelques minutes. Dans une station de métro, sur le quai d’en face, trois punks déshabillant un de leurs chiens d’un manteau rouge, puis le renfilant la tête d’abord, les quatre pattes l’une après l’autre, pas faciles à passer, le chien se laisse faire comme un enfant docile. En sortant du métro, le mendiant près de la boulangerie enlève le plaid de son dos pour couvrir ses deux chiens.

Si au moins il n’avait pas eu la mauvaise idée de mourir par temps de terre gelée, impossible à creuser, on aurait pu respecter sa dernière volonté d’être enterré, et surtout pas incinéré, ce qui au moins aurait réchauffé l’atmosphère.

Au matin, il avait neigé
Il n’y aura pas école
se dit le vieil homme
avec sa joie d’enfant

dimanche 18 février 2018

Reconnaissance


Impossible de le reconnaître. Je l’ai pourtant déjà vu quelque part. Alors, je le laisse venir, parler tout seul, donner des indices qui me permettront de le situer, peut-être de l’identifier.

Je ne le reconnais pas. Il interprète cet oubli comme un déni d’existence, prenant le verbe reconnaître dans son autre sens, juridique. Après tout, il n’a peut-être pas tort.

Blague douteuse d’un père à l’officier d’état civil : mon fils ? comment voulez-vous que je reconnaisse, puisque je ne l’avais jamais vu avant 3 h 30 hier, à la maternité ?

Il paraît que le défaut de reconnaissance des visages vient d’un déficit cognitif, précisément situé dans une zone du cerveau. Voilà qui rassure.

dimanche 4 février 2018

Pas lui


Metoo. On se dit : Non, pas lui ! Weinstein, soit, il ressemble au porc qu’il est, et on n’est pas surpris qu’un homme au tel pouvoir en use et en abuse. Mais Daniel Dobbels ? Non, pas lui ! On aimait bien sa voix, sa façon sensible de parler d’art. Woody Allen ? Non, pas lui ! On ne veut pas que son génie de créateur soit entaché d’un vice privé. Regardera-t-on autrement ses films ? Ne les regardera-t-on plus du tout ? C’est ici qu’il faut rappeler l’absolue séparation de l’homme et de l’œuvre. On peut facilement la pratiquer au passé, mais avec les contemporains, c’est plus compliqué, parce que l’homme (ou la femme) bouche la vue.

Tariq Ramadan : les islamophobes ne sont pas mécontents qu’un islamologue tombe pour une affaire de mœurs, en contradiction avec sa parole publique, mais en cohérence avec l’image que l’Islam se fait des femmes. On aurait préféré continuer à discuter avec lui sur le terrain des idées, au lieu que le débat religieux se termine dans une cour d’assises.

L’une des accusatrices confond son agresseur en mentionnant une petite cicatrice de trois centimètres entre le sexe et le pli de l’aine. Bill Clinton, c’était une tâche sur le pénis, si je me souviens bien. Ces hommes que la nature a dotés d’un signe particulier caché devrait s’abstenir de se découvrir.

jeudi 18 janvier 2018

Sportif


Quand les tennismen ont entendu les journalises dire qu’ils étaient « au pied du mur », ils ont regretté de ne pas pratiquer la pelote basque.

Je mesure mon âge aux noms des sportifs qui me viennent spontanément à l’esprit : Raymond Kopa, Michel Jazy, Jacques Anquetil et Raymond Poulidor. Mon dieu, mon dieu…

Dans le répertoire des mots et expressions modernes :
— s’expliquer sur la piste ; bonnes sensations ; j’ai vibré ; c’était que du bonheur ; tutoyer les étoiles
— au lieu de dire : « marcher plus longtemps », dire : « augmenter son périmètre de marche »

Si l’entraîneur du Limoges Football Club se fait limoger, quel sera son point de chute ?

mercredi 10 janvier 2018

Coup de trumpette


L’amuseur public n’avait pas prévu qu’un jour il aurait à prononcer un discours grave. Ce jour-là, il fut très mauvais.

Dans les salons de Versailles, un crieur s’égosillait dès que le Roi se levait de sa chaise percée : « Le Roi a fait, le Roi a fait ! » Aujourd’hui, ce sont les couloirs de la Maison Blanche qui retentissent d’un cri de victoire : « Le Président a tweeté ! »

On a beau le critiquer, Trump a le mérite d’avoir réveillé des consciences endormies : les scientifiques, qui croyaient la Science triomphante, les caricaturistes, un peu découragés par la classe inattaquable de Barack Obama, et tous les amateurs de fiction, qui trouvaient la réalité trop plate et les nouvelles trop vraies.

Dans les cours de récréation, les garçons s’amusaient bien au jeu classique de « c’est moi qui ai le plus gros ». Certains garnements ont grossi et vieilli sans grandir ; ils ont gardé la même formule ridiculement virile. Mais le symbole phallique prenant la forme d’un bouton nucléaire, ils ne font plus rire personne.

Dans les poubelles de l’Histoire, on comptait déjà un Génie stable autoproclamé : le Génie des Carpates. 

vendredi 5 janvier 2018

Littéralement


P.O.L pouvait s’épeler en trois lettres ou se prononcer en une seule syllabe, POL, et alors le sigle devenait acronyme, et cet acronyme se confondait avec le prénom de la personne. La totalité du nom se replie dans les lettres initiales ou dans le prénom entier. Ce jeu perecien sur l’identité, à la lettre, donne le vertige. C’est un dispositif prometteur pour un romancier, ou un éditeur qui se cache. Il laisse des orphelins : ses auteurs, et plus encore ceux qui rêvent d’écrire, et qui auraient aimé l’avoir pour premier lecteur.

Le Magazine littéraire sort sa nouvelle formule. J’ai eu en main le premier numéro. Sur la couverture, Le Magazine est en très gros caractères, littéraire en tout petit, en-dessous, caché sous le gros titre, à peine visible. Cache-toi, littérature ! (Écrivant cela, je lis la même remarque dans le blog de Philippe Annocque.)

Dissymétrie de la correspondance : jamais parité ni équilibre, toujours un.e qui commence et un.e qui arrête avant l’autre, pour cause de décès, rupture, désinvestissement. On en perd des lettres, on en brûle, on en fait retour à l’envoyeur, si bien que le corpus, comme on dit, est plein de trous. Sollers publie à part ses lettres envoyées à l’amante. On annonce pour plus tard les lettres reçues. Choix éditorial étrange. Pour doubler la vente ? Le dialogue épistolaire se coupe en deux monologues qui ne se croisent pas. À moins de massicoter les deux livres, et d’en faire un seul en alternant les lettres ?

Quoi qu’on pense sur le fond des discours des Invalides et de la Madeleine, Macron, bon acteur et bon diseur de textes, revivifie l’éloge funèbre, tombé en désuétude depuis Malraux. Aux grands morts les grands mots, mais l’inverse n’est pas faux non plus : c’est par les grands discours que les défunts paraissent plus grands morts que vivants.

Partition pour piano à quatre mains : on comprend bien, les deux pianistes sont côte à côte et utilisent deux fois deux mains. Mais pour les écrivains qui écrivent à deux, genre les frères Goncourt ? L’habitude est aussi de parler d’une écriture à quatre mains. Pourtant, chacun ne tient la plume que d’une main. Sauf si l’on se trouve en présence de modernes Bouvard et Pécuchet installés sur un double pupitre, chacun devant son écran : sur les deux claviers, ce sont bien quatre mains qui s’agitent pour enregistrer les bêtises du discours ambiant.

« Les écrivains ne sont pas des gens enfermés dans leur tour en ivoire » (un écrivain, responsable d’un atelier d’écriture).

Faire la liste des livres que personne n’a jamais lus jusqu’au bout : La Divine Comédie (on s’arrête en sortant de L’Enfer), Don Quichotte, Le Capital, L’Idiot de la famille, Le Capital au XXIe siècle, etc.

mercredi 3 janvier 2018

C’était pas plus mal avant


Les riches ont gagné, définitivement, le capitalisme financier a gagné, par KO et abandon. Rétrospectivement, on prend conscience que toutes les « avancées démocratiques » ont eu pour but d’accroître les richesses des riches en asservissant les peuples atomisés à la gamelle de la consommation. Il y a quelque temps, des rigolos parlaient de moraliser le capitalisme. Le capitaliste devient vertueux quand il s’aperçoit que la vertu lui rapporte plus que la destruction des hommes et des ressources. Si les industriels de l’agronomie se convertissent au bio, c’est que la clientèle se déplace, etc. Le capitalisme est un système résilient : il se répare et s’adapte.

Dans ma jeunesse (disons entre 1967 et 1969), on se déclarait « citoyens du monde », on rêvait d’habiter le village global. Certains allaient jusqu’à déchirer leur passeport. Mais la mondialisation a tué la citoyenneté et la globalisation a rendu le village inhabitable.

Décidément, il y a deux façons de se représenter les rapports sociaux verticaux : la cordée macronienne, le premier tirant les autres vers le sommet qu’il sera seul à atteindre, parce qu’il aura coupé la corde assez vite, fatigué du lest ; et puis, la configuration par la base, le socle portant le poids des profiteurs, comme dans cette gravure de l’époque révolutionnaire, où l’on voit le tiers état pliant sous le poids du clergé et de la noblesse juchés sur son dos.



Il est plus rentable pour un avocat d’être conseiller financier en évasion fiscale que de défendre un lanceur d’alerte qui compromet sa carrière en vue du bien commun.

lundi 1 janvier 2018

Plan com


Note confidentielle, à ne pas diffuser.

1. En interne, avancer des propositions exagérées dont on sait qu’elles ne pourront pas être retenues.

2. Organiser la fuite (Canard enchaîné, Médiapart, ce genre de médias) en lâchant les chiffres les plus gonflés, les mesures les plus radicales, etc.

3. Prendre la température du public : test grandeur nature, sondage d’opinion gratuit. L’opposition se déchaîne, les syndicats menacent, parlent de ligne rouge, les associations de défense se mobilisent, Jacques Toubon fait les gros yeux, les anciens présidents sortent de leur réserve, le Conseil constitutionnel met le gouvernement en garde, etc.

4. Démentir fermement en stigmatisant les médias de caniveau. Utiliser l’expression « rumeurs sans fondement » et appeler à la « responsabilité » des journalistes.

5. En fonction du seuil psychologique de tolérance, annoncer la mesure, qui marque une nette tendance à la baisse par rapport à ce qu’on craignait. Tout le monde s’estimera heureux d’avoir échappé au pire. La mobilisation a payé pour faire reculer le gouvernement.