samedi 11 février 2012

Température ressentie

Par ces temps de grands froids, la météo donne la température en deux chiffres : les degrés Celsius et la température «ressentie», avec parfois des écarts importants.
En comparaison de la température ressentie, la température tout court n’est pas qualifiée : faut-il l’appeler «température-du-thermomètre» ou «température objective» ? Laquelle était déjà divisée en «température sous abri» et une autre, dont on supposait qu’elle était la température «exposée», en plein vent, et donc assez proche de la notion de température «ressentie».
Si l’on ne qualifie pas la température tout court, en la rapportant au banal instrument scientifique appelé thermomètre, c’est sans doute pour éviter d’attirer l’attention sur le fait que la température dite ressentie n’a pas d’instrument de mesure. Comment est-elle calculée? Est-ce une sorte de moyenne des impressions de température recueillies par des sondeurs auprès d’un panel représentatif de la population frigorifiée? Qui ressent? Le «ressenti» est évidemment variable d’un individu à l’autre, selon qu’on est ouvrier du bâtiment ou bureaucrate, vieux ou jeune, élevé à la spartiate ou dans un cocon. On connaît le début du dernier roman de Flaubert, Bouvard et Pécuchet: «Comme il faisait une chaleur de trente-trois degrés, le boulevard Bourdon se trouvait absolument désert.» Les deux bonshommes qui vont y apparaître ne ressentent pas la chaleur de la même manière: Bouvard est débraillé, Pécuchet recroquevillé dans sa redingote.
Si l’on signale désormais cette température ressentie, c’est que l’on est entré dans l’ère de l’individualisme poussé jusque dans les données objectives du quotidien. Voyez nos écrans: mon compte, mon profil, mes images, mon panier. Il faut faire semblant d’individualiser la température, en la séparant des degrés indiqués par le thermomètre, et en lui donnant une apparence d’objectivité par un chiffre qui ne signifie rien, puisque «mon ressenti» ne sera pas celui du voisin.
Encore un effort, et un malin créera une application baptisée «monressenti», qui me fournira, en fonction de la température extérieure, de la force du vent, etc., ma température personnelle, calculée en fonction de paramètres constants et variables: —ma température du jour (de 36°5 à 41°5)
— l’épaisseur de mon derme et de mon épiderme
— ma pilosité
— mes pelures d’oignon (nouveau slogan pour Damart Thermolactyl; au lieu de «Froid moi? Jamais!», quelque chose comme: «Mon ressenti? 20°»)
— mes antécédents psycho-dermatologiques
— ma pratique physique et sportive
— mon origine géographique (les civilisations ne sont pas égales au regard du thermomètre, on le sait depuis la théorie des climats de Montesquieu: les Inuits résistent mieux au froid que les Berbères)
— etc.
Quand chacun verra s’afficher sa température ressentie sur son portable ou sur sa montre, les météorologues pourront revenir à l’information objective d’une température unique. On aura, sinon moins froid, du moins les idées plus claires.