dimanche 17 juillet 2022

Le narratif poutinien, 84. Céline, Guerre (pages inédites, suite 2)

Il en a vu d’autres, le Ferdinand qui vous parle, des pires à raconter qu’on ne peut même pas croire que c’est vrai, et pourtant, c’est la vraie vérité. Même qu’il pourrait dire, le Ferdinand, comme le peintre Goya des désastres : « Yo lo vi », si le Ferdinand avait pas perdu son latin après tout ce qu’il a enduré.

Ils crevaient de faim, les jeunes qu’on envoyait là où ils ne savaient pas, avec des mini-rations périmées depuis dix ans, parce que les fraîches ne dépassaient pas les gradés qui les gardaient pour eux et pour leur famille, et le reste ils les vendaient aux civils à l’arrière.

Quand ils ouvraient les boîtes de ration, ça sentait le décomposé. Nourrissez-vous sur la bête, qu’ils disaient les gradés à ceux qui se plaignaient, et la première chose qu’ils faisaient, après avoir tué tous les hommes qui bougeaient et violé les femmes qui ne bougeaient plus, c’était de vider les frigos.

Même qu’ils mangeaient à côté des cadavres, ça ne les dérangeait pas, ventre affamé n’a pas d’oreille, et pas de nez non plus ; ils enfonçaient leur groin dans la gamelle et attrapaient avec les doigts, et se remplissaient comme des tonneaux, parce qu’ils ne savaient pas quand ils trouveraient un autre frigo plein. Et là-dessus, ils s’arrosaient avec de la mauvaise vodka de contrebande, qu’ils s’endormaient après comme des cochons.

C’est comme ça qu’on les transperçait, tellement ivres morts qu’ils ne sentaient pas le couteau qui les envoyait dormir tout à fait.

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