dimanche 30 juin 2019

La rue l’été


On meurt plus à la rue l’été que l’hiver. La chaleur tue plus que le froid. D’où vient pourtant que les climatisés que nous sommes passent indifférents à côté des mendiants qui se chauffent au soleil ? C’est peut-être qu’il nous est resté dans l’oreille les paroles d’une chanson :
Il me semble que la misère
Serait moins pénible au soleil
Le soleil étant associé aux vacances, dans l’esprit de ceux qui en prennent, comment plaindre les sans travail qui bénéficient ainsi d’un temps de vacances ? Cette indifférence tient aussi à un réflexe enraciné dans le cerveau reptilien : le grand froid rend solidaire, on protège sa nichée, on partage sa peau de bête, on referme les bras sur sa progéniture et on lui frictionne le dos. Mais la chaleur rend égoïste : au large, éloigne-toi que je respire, de l’air, de l’air.

Ce matin, sur le marché, une femme assise dans ses jupes déchirées, qui hurle après les passants : « une pièce, nom de Dieu, donnez-moi une pièce ! » La misère lui a fait perdre la tête. On la regarde de loin, on fait un crochet pour l’éviter. Ce n’est pas la misère qui fait peur, c’est la folie qui résulte de la misère.

Typologie des mendiants : le mendiant timide qui ne demande rien, mal placé, presque caché (peut-être par calcul, pour apitoyer : il feint de ne pas même connaître le métier) ; le mendiant agressif qui n’a pas besoin de chien pour effrayer ; le mendiant provocateur qui demande « un euro à manger » en tenant une canette de bière à la main (et le bourgeois qui lui répond : d’abord, on dit bonjour, on ne dit pas « un euro à manger », bois de l’eau et garde ton argent pour t’acheter un sandwich). Y a-t-il autant de types de mendiants que de types humains, ou bien la mendicité crée-t-elle des types nouveaux ?

L’accordéoniste maigre à la peau tannée a disparu du jour au lendemain. Été comme hiver, il était assis au même endroit sur un siège pliant. Il souriait, comme heureux de rendre heureux en faisant des sons. Est-il mort de misère ? Soigné dans un hospice pour nécessiteux ? Parti dans une autre rue, un autre quartier, un autre pays où les passants seraient plus généreux ? Et pas d’adresse où se renseigner.

Ce mendiant poli qui dit toujours bonjour et merci, au passant habituel qui ne sort jamais la main de sa poche, il faudra bien un jour le surprendre en lui donnant une pièce. Mais ce serait presque rompre un pacte tacite de non don entre le passant avare et le mendiant reconnaissant quand même.

Le très vieux monsieur qui chante du Brassens a cappella, et qui chante juste, on l’a connu debout, puis assis, de plus en plus voûté. Il est si vieux, si vieux, il a dépassé la limite d’âge pour chanter dans les rues. On s’arrête, on écoute sa voix voilée, certains voyeurs le photographient, de jeunes couples poussent leur enfant avec une pièce pour lui apprendre la charité, c’est un monument de misère qui chante et n’enchante plus. Ce pourrait être notre grand-père, celui dont on ne s’occupe pas. On lui tourne le dos, on a mal, on a honte, on se sent coupable de s’éloigner, les bras chargés de courses, sans rien lui donner. Il faudrait s’approcher trop près de cette misère pour déposer une pièce jaune ou rouge dans le chapeau.


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