jeudi 9 juin 2016

Paroles, paroles


Non, ils n’oseront pas. Et pourtant, si : « il a perdu son dernier combat. » Chaque homme, au long de sa vie, accumule suffisamment d’images pour qu’on les lui resserve au moment de son éloge funèbre.

Boxe aussi : on vend aux enchères des lettres de Marcel Cerdan à son « petit Piaf ». Il encourage sa maîtresse chanteuse à prendre le public et à le mettre « définitivement K.O. ». Dans une autre lettre, il lui dit que le « petit boxeur » qu’il est prend tous les coups, y compris ceux de l’amour : « tu voulais le savoir et bien voilà, je suis battu et par K.O. encore mais je t’en prie n’en profite pas trop, ne me fais pas trop souffrir. » Quand c’est lui qui l’emploie, la métaphore de la boxe sonne juste, parce qu’elle est vécue. Il a payé pour avoir le droit de s’en servir.

Les journalistes ont tellement intériorisé le mépris que le public leur porte qu’ils s’efforcent de le mériter en ne donnant que ce qu’ils supposent être notre demande : le pire de l’info.

Il ne reste des hommes politiques qu’un mot, une expression, une phrase. Rarement un discours, ou un acte. Churchill : du sang et des larmes. De Gaulle : Paris outragé, etc., chienlit, quarteron de généraux. Pompidou, un poème d’Éluard au moment de l’affaire Gabrielle Russier. Mitterrand : laisser du temps au temps. Chirac : abracadabrantesque (Rimbaud), etc. Les récents présidents passent leur mandat à courir après le mot qui restera, sans le trouver.

« Nuit debout » : belle trouvaille. Simple et pourtant savante par l’hypallage (ce n’est pas la nuit qui est debout mais nous dans la nuit), forte par ce qu’elle fait surgir de puissance obscure et de volonté de ne pas dormir ni de plier, et tournure impersonnelle, comme se veut un « mouvement » sans porte-parole identifié. Ceux qui exercent le magistère de la parole légitimée, journalistes et politiques, se déchaînent contre la formule en liberté : « Nuit debout est allée se coucher », « Nuit debout et gouvernement par terre », etc. Petite monnaie dévaluée d’un étalon-or.

Les gouvernants contestés acceptent de reconnaître qu’ils se sont mal ou pas assez expliqués, qu’ils n’ont pas été compris, comme des professeurs trop peu pédagogues. Si, si, le peuple analphabète les a parfaitement compris, au contraire.

On nous fatigue avec le «récit national ». Pourquoi faudrait-il donner une continuité et une orientation à ce qui surgit sans avoir été annoncé par une scène d’exposition ? Ce qui arrive défait les belles chaînes de causes et d’effets.

L’idéologie ressort de la langue : « la colère des salariés », « la grogne des fonctionnaires ». Un journaliste, sauf de L’Humanité, s’interdit le mot « lutte ». Il lui reste les enfantillages de la colère ou de la grogne.